dimanche 5 octobre
Edition du matin

THEATRE / PARTI PRIS
«Rachida Dati voulait nous emmener faire du théâtre dans les campings. Aujourd’hui, elle veut nommer l’homme invisible. »
Après un entretien avec la ministre de la Culture démissionnaire, Rachida Dati, le metteur en scène Jean-Charles Thomas pourrait être nommé à la tête d’un Centre dramatique national. Une annonce qui divise un milieu culturel habitué aux nominations consensuelles.
20 septembre 2025 à 12h05
Le scepticisme est vif au Syndeac, principal syndicat des lieux labellisés. « Nous défendons la professionnalisation et l’exigence esthétique. Or, de M. Thomas, nous ne savons rien. Le CDN n’est pas une MJC, encore moins une salle des fêtes pour le bal des pompiers », raille un responsable anonyme.

Rachida Dati et Jean-Charles Thomas et les animateurs de la Maison de quartier du plateau lors de la fête du quartier à Chalon sur Saône, le 10 septembre 2025. © Émile Perrin Foxap Studio, mariage, naissance, grossesse et événements déplacement partout en Bourgogne.
Dans les couloirs, la pique se transforme déjà en slogan : « Rachida Dati voulait nous emmener faire du théâtre dans les campings. Aujourd’hui, elle veut nommer un homme invisible. »
À ces critiques, Jacques Livchine, fondateur du Théâtre de l’Unité, oppose un autre regard. « Gravitation, je les ai vus jouer. Ils tournent, ils inventent. J’ai vu Le Grand Écart dans une cour de ferme, là où jamais un journaliste de la capitale ne mettra les pieds. C’était du vrai théâtre : ça riait, ça pleurait, ça vibrait. Et ça, croyez-en un homme riche de cinquante ans de théâtre, c’est rare, très rare. » il ajoute «Un théâtre, ça ne se mesure pas à la une de Télérama, mais à sa capacité à respirer partout, dans ces diagonales du vide qu’on ne voit jamais vu de paris. »
Des racines comtoise
Installé en Franche-Comté, Jean-Charles Thomas revendique l’héritage social de son territoire : du mutualisme de Proudhon à l’autogestion des Lip, du cinéma ouvrier des Groupes Medvedkine à l’instauration d’un minimum social garanti (1967), ancêtre du RSA mais aussi les fruitière à Comté.
Dans sa lettre de candidature, il défend un théâtre « soluble dans la fête, humble, populaire et fraternel », construit « non pas au-dessus, mais avec et dans les territoires ». Avec sa compagnie Gravitation, il multiplie depuis trente-cinq ans les expériences participatives : Mr Kropp (plus de 200 représentations), veillées-aspirateurs, banquets-spectacles, « fruitières culturelles » ou audits poétiques baptisés Zones Optimum de Bonheur.
Sobriété contre austérité
Son projet conteste les modèles dominants. Les critiques dénoncent une rhétorique « démagogique » destinée à masquer les coupes budgétaires. « Le budget artistique des lieux a été amputé en 2023 d’environ 20 millions d’euros », rappelle Nicolas Dubourg, président du Syndeac.
Jean-Charles Thomas plaide pour un modèle « plus sobre », qui permettrait à davantage de compagnies d’exister. La Cour des comptes abonde : « À coût constant, étendre l’exploitation améliore le rendement social de la dépense et réduit la volatilité budgétaire. L’important est d’adosser la subvention à des indicateurs d’utilité : durée de vie, maillage, renouvellement des publics, et implication », observe Didier Rambaud, rapporteur spécial de la mission Culture.
Mais au fond, son propos ne s’arrête pas aux chiffres. S’il remet en cause le modèle de production, c’est au nom d’une idée plus radicale : l’enrôlement
« L’excellence n’est pas neutre.
Elle fabrique du tri social
en consacrant certaines formes au détriment d’autres. »
Manuel Vallot, professeur à l’université Paris Nanterre
Derrière la controverse se joue un débat ancien :
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le modèle Malraux, où l’État finance des œuvres prestigieuses censées rayonner vers le plus grand nombre.
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À l’inverse, la démocratie culturelle, au sens où l’entendait Francis Jeanson, n’est pas une vitrine à contempler mais un chantier vivant : un mouvement qui transforme les habitants en inventeurs, en passeurs, en sujets de culture.
« Caricaturer le théâtre public comme une citadelle est injuste. Depuis vingt ans, nous multiplions les partenariats avec les écoles, les associations, les structures sociales. Nos artistes sortent des plateaux, rencontrent des habitants, inventent de nouvelles formes. On le fait déjà », défend un directeur de CDN.
Mais certains chercheurs nuancent. « L’action culturelle sert trop souvent de maquillage institutionnel. Tant que le noyau reste dominé par des formes lourdes, les inégalités demeurent », estime Marie-Christine Bordex, professeure de communication à Grenoble.
Emmanuel Wallon, professeur de sociologie et des politiques culturelles souligne que
« l’excellence n’est pas neutre : elle fabrique du tri social en consacrant certaines formes au détriment d’autres. Beaucoup de gens ne viennent pas au théâtre parce qu’ils ne se sentent pas à leur place ».
« Il faut dépiédestaliser la culture,
la dégager de sa gangue hostile, pour en faire un lieu de fête. »
Jacques Livchine Codirecteur du théâtre de l'Unité
Jean-Michel Lorcas, auteur de La démocratie culturelle n’est pas un slogan, souligne :
« Dans cette candidature, on retrouve le souffle du Manifeste de Villeurbanne : aller vers le non-public, inventer avec. Le mot “enrôlement” peut surprendre, mais il dit bien l’essentiel : on ne vient pas consommer, on vient participer. Il s’agit de reconnaître chacun comme sujet de culture». Cette conception déplace le centre de gravité : le public n’est plus une cible à atteindre, mais une composante essentielle de l’espace commun que devient le théâtre.
« Il faut dépiédestaliser la culture, la dégager de sa gangue hostile., pour en faire un lieu de fête. Se souvenir que la subvention doit être rendue à tous les habitants et pas seulement à une élite cultivée », insiste Jacques Livchine.
On peut moquer, s’inquiéter de la fête. Reste la question qui fâche : à qui parle le théâtre public quand il parle ? Si la réponse honnête est “aux nôtres”, il faudra bien changer de paradigme. A suivre…

Par Jean-Charles Thomas
Culture - Une autre façon de faire

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