

Faire le Jacques, une histoire de la décentralisation
Aller de l’arrière
Quand devant nous, il n’y a que le mur des catastrophes annoncées, soit nous jouons aux Cassandres soit nous prenons du recul.
Pour aller de l’avant, allons de l’arrière, remontons les rivières à la recherche de quelques pépites. Les idées fonctionnent souvent comme des fraisiers : disparaissent un temps et refont surface.
Qu’est-ce que la chose publique et à quoi servons-nous ? D'autres personnes avant nous, se sont posés ces questions. C'est leur humble aventure que je vais retracer, celle de la décentralisation théâtrale.
Une histoire qui est aussi celle d'un renversement, d'une prise de pouvoir de quelques artistes qui nous ont mené à l'impasse, un théâtre tourné sur lui-même, qui ne sert plus que les ambitions de quelques égotiques seulement pris dans les affres de leur création et qui cannibalisent l’ensemble de nos puissances collectives.
Histoire d'une institution : les Centres Dramatiques Nationaux
Entre les deux guerres et surtout après la seconde, un mouvement, qu’on appellera plus tard décentralisation, s’engage. Des hommes de théâtre viennent s’installer en régions. On a fêté, il n’y a pas longtemps, ses 70 ans d’âge.
C’est sur ce mouvement et sur l’utopie de ces quelques pionniers que sont assis tous nos Centres Dramatiques d’aujourd’hui. C’est peut-être aussi ce qui explique la particularité du théâtre dans la sphère culturelle.
A cette époque, le théâtre (et l’art en général) est plutôt parisien ; quelques peintres ont bien posé un temps leurs chevalets en régions, des troupes de théâtre ont fait des tournées en province, mais l’art reste, et c’est encore valable aujourd’hui, une chose parisienne.
Pourquoi des troupes de théâtre décident-elles de s’installer en région : qu’est-ce qui motive cet exode ?
Dans ce départ, il y a, comme pour beaucoup de néoruraux d’aujourd’hui, une façon de tourner la page, et la province se pare pour elles de quelque chose de plus authentique. Ces petites troupes n’y vont pas pour des questions idéologiques : apporter la cuture au plus grand nombre ou faire peuple. Ce n’est pas l’idéal qui les guide, néanmoins cet exode induit un décalage, produit de l’inédit qui va bouleverser leurs pratiques.
L'aventure Théâtre des Copiaus de 1925 à 1929

C’est le cas pour Jacques Copeau. Malgré le fait qu’il ait monté le Théâtre du Vieux Colombier, un théâtre d’avant-garde, qui met le texte et l’auteur au cœur du dispositif théâtral, il est écœuré par le fonctionnement culturel parisien et son théâtre de boulevard qu’il juge bourgeois et dépourvu de sens.
Lorsqu’il part dans les années 20 avec ses élèves en Bourgogne, à Pernand-Vergelesses, c’est pour redémarrer un théâtre véritablement expérimental, loin de l’atmosphère étouffante de la capitale. Copeau est à cette époque un metteur en scène reconnu, mais c’est aussi un dépressif chronique : au bout de quelques mois seulement, il voudra mettre fin à cette entreprise. Une partie de ses élèves, dont Jean Dasté, décident de rester ; pendant deux ans, ils vont mener une expérience qui les transformera durablement. Ils tisseront des liens forts avec les vignerons. Ils créeront des formes de théâtre masqué qui s’inscriront dans les fêtes du vin. C’est un théâtre qui pourrait déjà s’apparenter à de l’action culturelle : il puise dans la culture du lieu où ils vivent, pour expérimenter des formes nouvelles et des récits qui s’enracinent dans la réalité dans laquelle ils évoluent. Après la guerre, Jean Dasté sera dans les premiers à bénéficier d’aide de la part d’un ministère (qui ne s’appelle pas encore le ministère de la culture) pour s’implanter d’abord à Grenoble, puis à Saint-Etienne.
Une trentaine d’années plus tard, Jacques Fornier et les comédiens de sa troupe, se retrouvent, eux aussi, à Pernand-Vergelesses. Pour de jeunes comédiens, les perspectives sont plutôt bouchées dans la capitale, et Jacques, a en tête de fonder un Centre Dramatique National en région. Le label vient d’être mis en place par le ministère.
Ils débarquent un soir chez Catherine Dasté, la fille de Copeau, qui n’a pas été prévenue de leur arrivée mais les hébergera tout de même durant une année. Peut-être sent-elle une filiation entre leur démarche et celle des Copiaux, dont elle a fait partie avec son mari, Jean Dasté ?
Lorsque je discutais avec Jacques de cette expérience d’une quinzaine d’années, c’était la notion de fraternité qui revenait le plus souvent.
Pendant quinze ans, ils vont manger ensemble tous les midis. Durant plusieurs années, ils partagent leur cagnotte. La troupe fonctionne de façon égalitaire, elle est structurée en coopérative ouvrière. Jacques a été choisi à l’unanimité pour en être directeur, au service de tous. C'est pourquoi, il ne sera jamais le seul à mettre en scène les comédiens de la troupe.
Aidée par un réseau d’éducation populaire, l’ABC, la compagnie tourne beaucoup, 110 fois par an. Elle crée des relations fortes avec les habitants. Ce que les gens viennent voir, c’est cette fraternité et la complicité à l’œuvre à travers de pièces de théâtre : comment leurs copains, Bertin ou Chaudat, font les cons dans tel ou tel rôle. Cette relation de complicité n’enlève rien à la qualité de leurs prestations et du spectacle, elle est au cœur du dispositif. Les tournées, parce qu’elles reviennent sur les mêmes lieux, labourent les mêmes champs, produisent une richesse de relation. Ce ne sont pas des artistes sans appartenance, ils sont inscrits dans le milieu dans lequel ils vivent, et c’est cela qui fonde leur puissance.

Jacques Fornier et la troupe du Théâtre de Bourgogne

"Les fourberies de Scapin", par le théâtre de Bourgogne un théâtre de tréteaux
Un modèle fraternel fait de liens et d’attachements
Malraux et la démocratisation de la culture
Il faut attendre la fin des années 50 pour voir un nouveau concept se faire jour. Malraux, alors ministre des Affaires Culturelles, un tout nouveau ministère, essaie de mettre en place un projet de démocratisation culturelle. A l’époque, on a beau être de droite, on croit à l’État comme une institution structurante et redistributive. On quadrille le territoire, on emmène partout l’eau et l’électricité, et, de la même façon, on s’imagine que la culture est un fluide comme un autre. Malraux dira d’ailleurs que la culture est un service aussi important que « l'eau, le gaz et l'électricité ». Et elle ne coûte pas cher, déclarera-t-il à l’Assemblée nationale : « Pour le prix de vingt-cinq kilomètres d'autoroute (…), la France peut redevenir le premier pays culturel du monde. »
Vu le prix du goudron, on pourrait réutiliser le même argument encore aujourd’hui.
Malraux fait de la culture une cause nationale, un objet de fierté. Selon lui, il suffit de mettre en place, sur tout le territoire, des Maisons de la Culture (aujourd’hui, on les appellerait des pôles), et on aura accès à la culture comme à l’eau : il suffira d’ouvrir le robinet.
Ce qu’oublie peut être Malraux, c’est qu’une structure, surtout un palais, a tendance à figer les choses, ou, en tout cas, à les rendre moins fluides. Malraux est sûr de ses intentions, le peuple ne sait pas de quoi il est privé, mais lorsqu’il le découvrira, il ne pourra qu’y adhérer. Plaçons le peuple - sous-entendu, peu importe qui - devant une grande œuvre, et il ne pourra s’empêcher de vibrer à l’unisson. C’est ce qu’il appelle le choc esthétique.
Malraux, porté par sa croyance dans le pouvoir de l’art et sa vision lyrique du monde, se lance dans la bataille de la démocratisation culturelle.
On est passé de l’art comme outil du pouvoir au service des princes à un art d’État censé élever le peuple.
Les troupes de la décentralisation se trouvent investies d’une mission à la fois spirituelle et sociale. Unifier et élever, voilà votre sacerdoce, allez-y, les gars. Le théâtre est auréolé d’une mission à caractère national, emmener la culture à ceux qui en seraient privés, donner à boire à des assoiffés.
Beaucoup de directeurs de troupes deviendront les premiers directeurs des Maisons de la Culture. La raison pour laquelle on les distingue s’explique par le fait qu’ils sont déjà là, en région, où ils ont su tisser un réseau de public fidèle. La seconde est intrinsèque au théâtre lui-même : c’est un art vivant, collectif, qui incarne à merveille les missions de démocratisation culturelle, dont sont porteuses les Maisons de la Culture.
Les institutions dans la tempête
En 1968, ce modèle va prendre du plomb dans l’aile.
Les directeurs de théâtre et des Maisons de la Culture de l’époque se réunissent à Villeurbanne. Les grèves et les manifestations secouent le pays et ils ne savent pas comment se positionner. Un vieux monde est en train de basculer, un peuple se révolte.

De quel côté sont-ils, eux, les hommes de culture ?
Avec le peuple ou avec le gouvernement dont ils dépendent ?
Le théâtre de l’Odéon, dirigé par Jean-Louis Barrault, est pris d’assaut par les étudiants. Pourtant, deux ans auparavant, en ce même lieu, l’UNEF venait défendre les représentations des « Paravents » de Jean Genet, contre les milices étudiantes d’extrême droite, ulcérées par la charge anticolonialiste de la pièce.
Les temps changent très vite. Jean-Louis Barrault, parce qu’il est à la tête d’un des deux théâtres nationaux de l’époque, est considéré comme un mandarin au service du pouvoir.
Pour ne pas subir une occupation venue de l’extérieur, certains théâtres ferment, d’autres sont occupés par les comédiens eux-mêmes.
En été 1968, Jean Vilar, conscient des tensions qui agitent le pays, voudra faire du festival d’Avignon une caisse de résonance, un lieu de débat. Il sera renvoyé, lui aussi, dans les cordes, au cri de Vilar-Salazar (le dictateur portugais de l’époque).
Le peuple ne comprend pas toujours les idéaux dont on se veut porteur pour lui. Parfois, se sentant instrumentalisé, il renverse la table.
Pour les étudiants, qui veulent s’extirper d’une société corsetée, l’art, c’est l’art à papa, un art institutionnalisé, muséifié. L’art de la raison ou l’art qui résonne, c’est bien trop comme il faut. Ils veulent un art à leur image : révolutionnaire. Les grands auteurs : Musset, Shakespeare et même Brecht, qui met en jeu un théâtre didactique et révolutionnaire et que beaucoup de directeurs de troupes de l’époque montent, sont trop bourgeois et pas assez transgressifs à leur goût. C’est cette tendance révolutionnaire qu’incarne le Living Théâtre, invité successivement par Barrault au théâtre de Chaillot et par Vilar à Avignon (quelle ironie !). Les comédiens du Living sont du côté de ce peuple, qu’on ne raisonne plus, et pour le prouver, ils descendent dans les rues d’Avignon et se mettent à poil, dans une sorte de grande extase populaire.
Une remise en question
À Villeurbanne, les directeurs de Centres Dramatiques et des Maisons de la Culture ballotent. Pendant que leurs comédiens, réunis à Strasbourg, se positionnent clairement du côté d’un art collectif avec des exigences démocratiques et des revendications sociales, les directeurs tergiversent. D’autant plus qu’ils ont des revendications propres, pour ne pas dire corporatives : ils aimeraient que l’état les libère des conseils de notables administrant et dictant les choix esthétiques des Maisons de la Culture. En outre, ils veulent également qu’on augmente leurs subventions. D’autres, comme Chéreau et Planchon, réclament un art libéré, « le pouvoir au créateur ». À l’époque, il y a une censure d’état. « Il faut donner de l’argent et ne rien contrôler [...]. L’État paye les juges, mais ils doivent rendre un jugement indépendant. Je réclame l’adoption du même principe pour les artistes », proclame Roger Planchon.
Mais derrière « le pouvoir au créateur », se cache aussi une mainmise du metteur en scène sur un processus collectif.
Cette vision est pleinement partagée par beaucoup de metteurs en scène présents à Villeurbanne, même si elle ne représente que le plus petit dénominateur commun : les réalités des uns et des autres sont bien plus diverses et bien plus polémiques.
Au cours de leurs débats, un homme se dégage, il s’appelle Francis Jeanson (j’en ai parlé plus haut). Il n’est pas directeur, c’est un philosophe sartrien que Jacques Fornier, alors directeur du théâtre de Bourgogne, a amené avec lui. Rédacteur à la revue « Esprit » et aux « Temps modernes », c’est un philosophe engagé. Pendant les événements d’Algérie, qu’on ne veut pas encore appeler guerre d’Algérie, en bon existentialiste, il s’engage, prend fait et cause pour le peuple algérien.

Francis Jeanson : extrait de "Francis Jeanson, Parcours d'un intellectuel engagé
Il crée un réseau qui portera son nom, et qui sert d’intermédiaire entre le FLN algérien et sa branche française. Il se fait porteur de valises, convoie les fonds collectés sur le sol français. Pour son action, il sera condamné à 10 ans de prison par contumace, et sera gracié quelques années plus tard, lorsque le soufflé sera retombé. A cette époque, Jacques Fornier, qui monte Huis Clos de Sartre, le fait venir en Bourgogne en tant que dramaturge. Nimbé de cette aura militante et intellectuelle, c’est lui qui fera la synthèse des revendications dans un texte qui s’appellera « la déclaration de Villeurbanne ». Francis Jeanson écrira : «Tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu’il ne se proposera pas expressément d’être une entreprise de politisation : c’est-à-dire d’inventer sans relâche, à l’intention de ce non-public, des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité. C’est pourquoi nous refusons délibérément toute conception de la culture qui ferait de celle-ci l’objet d’une simple transmission (...) Si le mot de culture peut encore être pris au sérieux, c’est dans la mesure où il implique l’exigence d’une intervention effective tendant à modifier les rapports actuels entre les hommes, et par conséquent, d’une enquête active entreprise de proche en proche en direction de tous : c’est-à-dire, enfin, une authentique action culturelle (...)
Parler de culture active, c’est parler de création permanente, c’est invoquer les ressources mêmes d’un art qui est sans cesse en train de se faire. Et le théâtre, à cet égard, apparaît aussitôt comme une forme d’expression privilégiée parmi toutes les formes d’expression possibles, en tant qu’il est une œuvre humaine collective proposée à la collectivité des hommes. »
Voilà ce que revêt pour Jeanson ce nouvel outil révolutionnaire de l’art et du théâtre, qu’il appelle action culturelle. Il s’agit peut-être, après tout, d’une chose assez simple, que nous expérimentons sans cesse, nous les artistes, cette puissance d'inventivité et de créativité, ce muscle que nous entrainons peut-être plus que d’autres, mais qui est commun à tous. Un muscle qui nous permet de façonner des plaisanteries, de modeler d'autres horizons.
Le metteur en scène et le philosophe

Francis Jeanson et Jacques Fornier
Ce pouvoir du théâtre, Francis Jeanson le découvre dans la proximité qu’il tisse avec la troupe du théâtre de Bourgogne. Il découvre la puissance des répétitions, qui permettent aux acteurs de trouver l’autre en soi, de s’ouvrir à l’altérité du personnage, pour l’incarner. Ce processus créatif où la puissance individuelle de chacun s’accroit au contact des autres.
Entre Francis, Jacques et les autres se noue une complicité forte.
Jacques a une idée derrière la tête. Une Maison de la Culture va voir le jour à Chalon-sur-Saône, et il aimerait bien que Francis en prenne la direction.
Pour préfigurer cette future maison, une petite troupe accompagne le philosophe dans l’agglomération chalonnaise.
Ils jouent des petites formes dans les usines, les salles des fêtes. Elles sont prélude à des échanges. Cette opération, ils l’appelleront « La campagne des 40 bornes ».« 40 bornes, 40 km réels, tel est la très modeste distance que nous arpenterons sans relâche tout autour de Chalon… Sans doute faut-il que nous commencions par vous proposer quelque chose ; mais c’est à vous qu’il appartient d’infléchir et d’améliorer nos initiatives en fonction de vos problèmes et de vos exigences (…). Notre but n’est pas de vous conquérir ».
Ils présenteront des esquisses de scènes, des sketchs, liront ou chanteront des textes, sur des thèmes en lien avec les réalités sociales, le philosophe animera des échanges autour des problématiques que les scènes ont déclenchées.
Pour Francis Jeanson, le théâtre est plus que le produit auquel il aboutit. Au-delà de l’œuvre, il découvre le cheminement, les questionnements qu’elle met en jeux. Il pense que l’œuvre, si elle doit un jour toucher le non-public, le fera parce que ce dernier sera associé au processus créatif et y aura sa part. Un art par et pour le peuple, ce que Maurice Pottecher met en place au Théâtre du Peuple encore une fois, où ce que fait Firmin Gémier avec ce qu’il appelait le Théâtre de la foule.
L’action culturelle est un outil qui créait de la participation, soit en associant le public à un processus créatif, soit en utilisant la création comme un réactif, un stimulant, un préambule au débat ou à l’implication.
Là où Malraux parle de Nation et de grandeur, Francis Jeanson se contente de parler de République, la res publica, la gestion de la chose publique, cette chose qui dépasse la somme de nos intérêts particuliers pour nous offrir un accès égal à des biens communs. Cette chose publique n’a de valeur pour lui qu’à condition que tous y adhèrent et s’y retrouvent.
L'imagination au pouvoir

Dans les slogans de 68, portés par les situationnistes, il y en a un de très culturel et de très politique à la fois : « L’imagination au pouvoir ». Quand on en fait un slogan, on sous-entend que l’idéologie qui règne en est dépourvue.
L’imagination comme processus général et transformateur qui s’adresse à la société dans son ensemble. Il ne s’agit pas de confier ce pouvoir à une petite élite culturelle, mais d’en faire une puissance collective du peuple dans son ensemble et dans toute sa diversité.
D’une certaine façon, nous ne sommes pas loin des préoccupations de Francis Jeanson.
Un renversement, des artistes au service d'eux-mêmes
Au fur à mesure des événements de 1968, les choses rentrent dans l’ordre, on connait l’histoire. De Gaulle revient de sa retraite allemande et reprend les rênes. Au fur et à mesure des événements, l’ascendant qu’avait Francis Jeanson perd petit à petit de son éclat, les directeurs de structures et les metteurs en scène retrouvent progressivement leur statut et leur équilibre initial. Il reste à faire rentrer la troupe au bercail. Les comédiens et administrateurs, livrés à eux-mêmes et prenant au pied de la lettre la déclaration de Villeurbanne, s’étaient mis à rêver à des pratiques autogestionnaires et participatives. Qu’à cela ne tienne, on revalorisera leur salaire, et on mettra un mouchoir pudique sur des revendications d’autres natures. C’est qui le patron ? – le créateur-directeur.
L’action culturelle sera prise en sandwich entre la liberté des créateurs et un désir d’accéder, après des années de travail de terrain et d’irrigation de leur territoire, à un confort et une reconnaissance sonnante et trébuchante, somme toute assez légitime. Après avoir été un peu sonnés par les événements, certains directeurs ont de plus en plus de mal à avaliser les propos de Francis Jeanson, surtout en ce qui concerne l’action culturelle. Il ne voit pas que la déclaration de Villeurbanne sans les solutions proposées est dévastatrice dans ce qu’elle induit : la démocratisation culturelle dont vous avez été les acteurs principaux est un échec. Les tenants du "créateur-directeur" s’appuient là-dessus pour remettre en question le travail accompli par les pionniers de la décentralisation et le disqualifier. Ce n’était pas le propos de Francis Jeanson, mais c’est ce qui sera effectivement mis en avant pour tourner la page. Le pouvoir du créateur, et de son excellence artistique, est légitime, même sans peuple, ou, en tout cas, sans tout le peuple. Ou, plutôt, ce n’est pas le rôle de l’artiste de le faire venir. À chacun son boulot. « Au travail ! et laissons mourir ce qui ne mérite pas d'être sauvé ! » écrit Chéreau. L'imagination au pouvoir, mais l'imagination de qui et pour qui ?
Le tournant de 1968 est donc, au niveau culturel, l’histoire d’une prise de pouvoir d’une nouvelle garde, et la vision qu'elle défendait perdure jusqu’aujourd’hui.
Le tournant de 1968, c’est le renversement d’artisans du théâtre par une génération nouvelle, plus intellectuelle, issue des universités et des grandes écoles.
"Qu'ils crèvent, les artistes"


Jean Vilar mourra 3 ans plus tard, on dit que les événements de 68 ont précipité son départ. Jean-Louis Barrault sera remercié pour ne pas avoir voulu faire rentrer les CRS pour déloger les étudiants : « Je répondrai dans le style à la mode : serviteur oui, valet non ! ».
Jean Dasté, qui avait fait de la Comédie de Saint-Etienne l’un des lieux les plus populaires de France, laissera tomber sa structure, ce géant aux pieds d’argile, pour revenir à l'expérience qu’il avait connue dans les années 1920 en Bourgogne – accompagné de quelques masques, il se fera raconteur d'histoires.
Huber Gignoux, alors directeur du TNS, dira : « Si le théâtre populaire est une illusion, un mythe, pourrait-on dire, et son public un fantasme, il s’agit néanmoins de rechercher parmi ses leurres une vertu, celle, par exemple, d’exprimer un appel qui serait bon en soi, même s’il désigne un but insaisissable, simplement parce qu’il détermine une orientation juste des pensées et des actes. »
Jacques Fornier sera nommé au théâtre de Strasbourg, une consécration pour lui qui rêvait d’un centre dramatique. Il sera à la tête d’une des plus grosses institutions de France, un théâtre national, mais il y sera seul. Capitaine sans équipage, sans sa troupe, sans cette fraternité qui l’avait construit, au bout d’un an, il craquera et sera interné. L’institution aura eu raison de lui. Lorsque les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières. Sur les conseils de Graeme Allwright, le Bob Dylan français, Jacques partira en Inde se changer les idées. À son retour, il aura perdu sa notoriété d’artiste – qui part à la chasse perd sa place. Il se fera chauffeur de bus, guide touristique, le théâtre mène à tout. Dix ans plus tard, fort de ce qu’il aura appris à l’ashram de Pondichéry, il fonde, avec Jacques Vingler, alors conseiller technique et pédagogique Jeunesse et sport, le Centre de rencontres, un lieu au service de l’homme et de son pouvoir le plus précieux, sa créativité. Les droits culturels avant l’heure.
Francis Jeanson se trouvera en butte avec le maire de Montceau-les-Mines qui ne lui pardonne pas de s’être opposé à la politique française en Algérie. Il partira. Il prendra part à des expériences d’antipsychiatrie.
La notion de non-public qu’il portait tombera progressivement aux oubliettes, mais pas tout à fait, elle sera reprise par L’UNESCO dans les années 1970 et vivra de façon souterraine. Une fois qu’une chose a été dite, on ne peut l’empêcher de faire des rejets.
Après Villeurbanne, la pratique du théâtre, auparavant collective et fraternelle, va s'institutionnaliser, et surtout, s’individualiser. Là où la plupart des compagnies étaient des coopératives ouvrières, elle va se focaliser autour de la figure de l’artiste et de son excellence supposée. En 1969, les premières grilles SYNDEAC verrons le jour, les comédiens de théâtre bénéficieront du statut d’intermittents. Adieu la troupe, petit à petit les centres dramatiques se videront de ce qui faisait leur cœur : les comédiens. Ils bénéficieront certes d’un régime favorable, mais seront mercenarisés.
Là où Vilar se considérait comme un régisseur au service d’un texte et comme un animateur au service d’un peuple, les metteurs en scène deviendront progressivement des artistes à part entière, au service de leur seule inspiration.

Jean Vilar
Jean Dasté
Jacques Fornier
Francis Jeanson
Le théâtre n’est plus une pratique artisanale où l’on bricole avec les moyens du bord et où tout doit rentrer dans le camion ; avec Chéreau et Planchon, le théâtre devient une pratique artistique qui réclame une dramaturgie, un décor, des images. Fini le théâtre de tréteaux de Jacques Copeau. Fini les tournées en estafette dans les villages où l’on passe plusieurs fois par an et où se nouent des relations. Pour être un artiste, il faut des semi-remorques.
Pour notre compagnie dès le début, la question qui se pose, et ce qui fait du théâtre un art particulier, c’est son caractère vivant, la force de la relation qu’un acteur entretien avec un public. Ce n’est pas la scénographie, qui bien souvent pèse de tout son poids sur les acteurs. L’aspect visuel du théâtre est d’une certaine façon disqualifiée par le cinéma, qui en un changement de plan, réactualise complétement le décor. D’ailleurs les tenants de l’artiste créateur vireront leur cuti et feront du cinéma.
Vivez vos funérailles vivant
En 2016, on commémorait les 70 ans de la décentralisation. Invités par Célie Pauthe pour faire un petit quelque chose autour de Jacques Fornier et Jacques Vingler, nous avons créé un petit impromptu, dans lequel je proposais aux deux Jacques de "vivre leurs funérailles vivants". La reine d'Angleterre assistait aux siens tous les ans, c'est peut-être ce qui explique sa longévité.
Cette cérémonie, c'était une façon de dire que souvent, lorsque l'on veut enterrer les idées, on les commémore. Mes deux maitres s'étaient prêtés au jeu avec beaucoup de malice.





