

Une plaisanterie ?
En 2011, lorsque Sylvain Maurice quittait le CDN de Besançon, la Compagnie Gravitation décidait de faire une sorte de pied de nez en forme de montage photo que nous publiions sur Facebook. Sur ce montage succinct, on me voyait en compagnie de Frédéric Mitterrand. En légende, nous avions écrit, Jean-Charles Thomas et Frédéric Mitterrand à la fête de la patate de Chaux-la-Lotière, il est pressenti pour remplacer Sylvain Maurice à la tête du Centre dramatique de Besançon. Petit à petit, l’information s’était répandue, un ami bisontin qui répétait au théâtre du Nord s’était vu demandé qui était ce futur directeur dont personne n’avait entendu parler. Avec mon frère, Fabien Thomas, comédien et cofondateur de la compagnie, nous avions été invités au théâtre Saint-Gervais de Genève en tant que future équipe de direction du CDN de Besançon, pour présenter notre vision d’un théâtre populaire. Nous y étions bien sûr allés, pour parler longuement de notre expérience de théâtre avec des bénéficiaires du RMI, et de ce que ce choc des cultures nous avait apporté en tant que compagnie.
En 2013, après le départ expéditif de Christophe Malto, nous avions de nouveau fait un montage photo, cette fois avec Aurélie Filippetti, notre nouvelle ministre de la Culture. Mais cette fois, nous nous étions pris au jeu et avions déposé une candidature, qui bien sûr, n’avait pas été retenue – nous ne figurions même pas dans la short-list des candidats présélectionnés.
A l’époque, il paraissait évident que nous n’étions pas des candidats sérieux, nous n’étions que des plaisantins. Aujourd’hui, j’entreprends d’aller voir ce qui se cache derrière les évidences : n‘est-ce pas le propre d’un artiste ?
A l’époque en tous cas, nous ne nous prenions pas trop au sérieux, nous avions presque intériorisé le caractère illégitime de notre candidature, c’est souvent le lot des petits. Nous nous étions bien amusés et cela avait de la valeur en soi. Cette supercherie était une sorte de provocation, une grimace faite à l’institution. Nous étions fiers que notre plaisanterie déborde un peu, fiers de jouer de futurs directeurs lors de la rencontre au théâtre de Saint-Gervais. Nous étions heureux de notre canular et de la connivence qu’il créait dans notre petit monde de saltimbanques, dans ce monde dénigré des artistes sans grade, ce petit peuple du théâtre qui sait bien qu’il est un usurpateur né, un imposteur qui sait que son métier consiste à vendre de la contrefaçon le mieux possible, un falsificateur qui se joue des rois le temps d’une représentation, mais qui sait très bien que le costume ne fait pas de lui un puissant, qu’une fois le tour de piste terminé, il ne reste plus qu’à plier bagage, remplir l’estafette et rentrer chez lui. Ce peuple qui aime la plaisanterie et qui se la refile comme de la contrebande, comme un baume qui apaise les bêtises des grandes personnes.
Si je commence par cette anecdote, c’est que la plaisanterie me semble fondamentale, à la fois comme outil, comme posture et comme valeur. Mon outil, c’est le théâtre, comme le lieu d’une plaisanterie, à savoir d’une fiction, qui nous met à l’abri des peurs et nous permet de jouer sur le monde pour mieux le comprendre et agir sur lui. C’est aussi une posture d’humilité, qui permet de ne pas se prendre les pieds dans la démesure, de prendre une distance avec soi afin de se reconnaitre, dans une commune fragilité, un peuple uni par des valeurs fraternelles.
Comme Jacques Livchine et Hervé de Lafont avant moi, je revendique un théâtre d’art et de plaisanterie, humble, populaire et fraternel soluble dans la fête.

Ce spectacle a pour toile de fond ce grand écart culturel, cette bascule d’un mode de vie à l’autre ; cette difficulté qu’il y a à se rendre compréhensible auprès des siens, à sortir des projections que sa famille avait pour lui. Bon élève, on l’aurait bien vu ingénieur ou médecin, à la limite instituteur, mais comédien…
Max porte les valeurs de beaucoup d’artistes de son entourage ; il s’inscrit dans un groupe que l’on appelle, en sociologie, « les créatifs culturels », une mouvance qui serait à la pointe du changement social, qui porterait haut l’arc en ciel écologique, prônerait une implication solidaire dans la société, un développement personnel et spirituel, une consommation responsable. Natalia, la compagne de Max a accouché à la maison. Il consomme des produits biologiques, met ses enfants dans une école alternative en Belgique où la créativité, le développement de leurs potentialités sont les maîtres mots. Un attirail idéologique qui, par bien des côtés, semble faire des retours en arrière ou, tout au moins, ne plus accepter le progrès comme seule ligne d’horizon.
Son père, de son côté, s’est laissé glisser dans cette société de progrès des années 70, qui lui a apporté un confort de travail. Il a mis des années à rentrer dans cette peau de paysan qui laissait peu de place à autre chose. Comme la majorité des agriculteurs de sa génération, il a déversé des engrais chimiques et du pesticide sur ses champs. « Tu comprends, il fallait bien nourrir la planète, maintenant qu’il y a trop, vous pouvez réfléchir autrement, penser à la qualité ». Pendant presque 20 ans, en tant que maire, il a été la cheville ouvrière de sa commune, et malgré un remembrement à son actif, il a été réélu plusieurs fois.

Au travers de ce spectacle, nous voulons raconter les ruptures et les conflits qui se font jour lorsque, comme Max, on devient une sorte de transfuge. Nous voulons aussi mettre en jeu ce que Piaget appelle les « accommodations », ces processus qui relient des expériences nouvelles à ce qui a été vécu antérieurement, et ce que cela construit en termes d’identité. Nourri à la lumière d’un parcours singulier, « Grand Ecart » raconte une migration intérieure d’un mode d’être vers un autre, et la façon dont notre passé et les souvenirs qui y sont liés se réagencent pour créer notre façon d’être au monde. En cela, il nous interroge tous, dans nos différentes « accommodations », les grands ou les petits écarts que nous faisons pour continuer à avancer.
Mise en scène /Réalisation
Jean-Charles Thomas
Jeu et écriture
Max Bouvard
Prise de vue
Mehmet Arikan
Conception viéo
Lois Drouglazet
Du cinéma au théâtre
Dans notre fiction, Max est un cinéaste forain comme ceux qui existaient au tout début du cinéma. Il sillonne la France à vélo, se pose dans un camping, dans une cour de ferme. À chaque escale, il déploie son petit écran pour projeter son film et dialoguer avec les spectateurs. Venu du théâtre, il a besoin d’éprouver le film dans une relation physique avec le spectateur.
Le film raconte un rêve dans lequel Max part de Roubaix, à vélo, pour aller enterrer le placenta de sa fille dans le Jura, le lieu de sa naissance. C’est une sorte de « cyclo-movie », un retour aux sources. Les images illustrent le rêve, alors que Max, en voix off, interroge son contenu onirique. Cette façon de faire donne un aspect symbolique aux images, permettant aux spectateurs de s’y projeter, et les autorisant de se balader à leur guise dans la psyché de Max. Il y a, à la fois, une trajectoire rectiligne, le voyage à vélo, et une trajectoire sinueuse, constituée des réponses que Max apporte aux différentes images. La vidéo est le lieu d’une songerie dans laquelle le théâtre vient progressivement prendre corps. Le spectacle devient alors une sorte de rêve éveillé, une mystification, du théâtre.
Une pauvreté de moyens

Un comédien, un vidéo projecteur, un écran portable, un fauteuil et une lampe de grand-mère : ce spectacle nous le voulions léger et tout terrain. Comme d’autres avant, nous pensons que la pauvreté peut être une formidable contrainte, le presque rien peut être porteur du presque tout. La pauvreté peut ouvrir des espaces d’évocation plus fortes que n’importe quel décor.
C’est entre ce « presque tout » du cinéma, qui constitue le plus grand artifice que l’homme ait inventé jusqu’à présent, et le « presque rien » du théâtre : le comédien, son corps, sa voix et la force de son récit, que nous avons choisi de placer notre spectacle. Entre un rêve de lumière et le corps à corps du comédien qui, dans son intimité la plus forte, fait résonner quelques grains d’universel.
Un théâtre de la liberté
Au travers de cette forme dépouillée, nous avons cherché à être dans un théâtre de la liberté : liberté de jouer avec la forme cinématographique, mais aussi liberté du conteur. Nous nous sommes amusés avec les conventions propres à chacun de ces médias. Nous avons jonglé avec des temps et des niveaux de réalités jusqu’à nous perdre dans quelques méandres de la mémoire. Nous avons cassé le quatrième mur et l’avons remis en place à notre guise. Nous avons fonctionné à la fois de façon linéaire, mais aussi par analogies, par digressions successives. Nous avons incarné des personnages jusqu’à créer une sorte de schizophrénie. Nous avons généré des mises en abîmes et du trouble.
