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Jacques Vingler

Je n’ai pas été adoubé par un metteur en scène reconnu qui, en récompense de mes services, m’aurait progressivement poussé vers la lumière. Je ne me suis toutefois pas fait tout seul, j’ai été formé à Besançon, au Centre de Rencontres, par deux vieux maitres presque oubliés : Jacques Vingler et Jacques Fornier. Si je dis vieux, c'est qu’ils avaient déjà 60 ans au moment de ma formation ; ils avaient plus à voir avec des grands-pères qu’avec des jeunes loups se battant pour des places. Ils avaient déjà pas mal roulé leur bosse et n’avaient peut-être plus grand-chose à prouver, seulement ce besoin de transmettre. Jacques Fornier avait été un pionnier de la décentralisation théâtrale en Bourgogne. Après avoir été un directeur éphémère du TNS, comme beaucoup de ses contemporains, il était parti en Inde, à la recherche d’un supplément d’âme qu’il n’avait pas trouvé dans ce temple consacré du théâtre. Jacques Vingler, quant à lui, avait été un acteur de l’éducation populaire, premier directeur de l’Espace Planoise, auquel il avait donné une dimension citoyenne originale. À soixante ans pile, l’âge de la retraite de l’époque, il avait plié bagage pour céder sa place à d’autres.

 

 

 

 

 

 

Lorsque je le rencontre la première fois, j’ai 20 ans, je viens passer les auditions pour être admis dans la formation du Centre de rencontres. Je récite un texte de Musset d’une voix grave et posée, il est face à moi, avec sa toque de Davy Crockett et ses bottes en caoutchouc. Il se déhanche, je comprendrai plus tard que l’énergie vient du bassin, et que cet accoutrement bizarre est une façon de marquer l’attention. Cet accoutrement, c'est ce qui fera sa marque de fabrique lorsqu’il écumera les bureaux du Conseil général de la Côte-d'Or, on ne pourra pas le confondre avec un autre, il sera à cette époque le Davy Crockett de la décentralisation, un trappeur. Il répète quelques mots de Musset d’une voix haut perchée, il veut m’amener à lâcher prise, ouvrir d’autres possibilités de dire le texte. Je répète mon texte inlassablement avec la même intention, je suis un jeune premier pris au piège de son image. Jacques pousse des petits cris, j’ai l’impression d’avoir Louis de Funès en face de moi, il lui ressemble un peu, surtout lorsqu’il bondit comme un cabri. De mon côté, je suis sur mes rails et j’avance imperturbablement. Je ne sais pas pourquoi – il m’a pris, peut-être qu’il sentait chez moi quelque chose que je ne sentais pas encore. Où pour faire plaisir à mon professeur dijonnais Solange Oswald qui l’appellera le soir même pour appuyer ma candidature.

Cette façon d’être libre de jouer avec soi-même, de s’arracher à ses conditionnements, d’ouvrir les frontières de ce que l’on pense pour se découvrir autre, c’est ce que j’expérimenterais pendant deux ans avec lui et avec Jacques Vingler qui aimait emprunter cette phrase : « deviens ce que tu es ».

Jacques Fornier

Les deux Jacques n’avaient certes plus cette capacité à nous pousser vers la lumière, à nous connecter à des réseaux, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’avaient rien à nous apprendre ; bien au contraire. Ils nous ont élevés au-dessus de nous-mêmes, nous ont permis de mieux nous comprendre dans cet échange fraternel du théâtre, où chacun a une place et un rôle, où nos fragilités individuelles nourrissent nos puissances collectives.

Jacques Fornier, une relation fraternelle

Avec Jacques Fornier, nous apprenions que la créativité est un muscle propre à notre condition d’homme, un muscle qu’il faut entraîner. Que pour être acteur, il faut être présent et que si on respire mal, on disparaît. Ils nous ont ouvert bien des portes sur lesquelles je reviendrai dans cette lettre. Ils nous ont formés à un théâtre tout terrain, un théâtre comme le lieu d’une rencontre, un outil de relations. C’est ce témoin que l’on m’a passé. Je me sens aussi porteur d’une continuité, certes, moins ostensible, mais par bien des aspects tout aussi profonde, dans les fils qu’elle permet de nouer, les relations qu’elle tisse. Je suis donc aussi un héritier, je me place aussi dans une filiation, celle de ces oubliés du théâtre.

La Fraternité des liens

À l’issue de ma formation, je savais inconsciemment qu’il fallait fuir cette tranquillité feutrée des théâtres où tout est à sa place et où rien ne change. Nous ne pouvions parler du monde dans lequel nous vivions seulement à l’aune de notre expérience.

À l’époque, je me sentais tout de même des ailes de missionnaire. Abreuvé de grands textes, je voulais éclairer l’obscurité. Je voulais emmener la culture dans des endroits où elle était censée être absente. Je faisais de la démocratisation culturelle à la Malraux, jusqu’à me rendre compte qu’il y avait quelque chose de dissymétrique dans la relation. Je devais arrêter de me situer au-dessus de la mêlée, je ne devais plus avoir peur de fléchir plusieurs fois si je voulais avoir une chance de réfléchir, de faire miroiter dans toute leur force des parties de monde qui n’étaient pas les miennes.

À la foi du missionnaire, j'ai substitué la fraternité du citoyen. Et ce faisant, j’ai donné du sens à mon rôle d’artiste.

Ne faut-il pas se mettre en résonance avec ce que l’on désire raisonner, si l’on veut le mettre en jeu ?

Contrairement à beaucoup d’autres metteurs en scène, je n’ai pas passé de temps dans d’illustres théâtres ; pendant longtemps, nous n’y avons pas joué. Nous jouions « hors les murs », comme on dit, nous intervenions dans des hôpitaux, des salles de classe, des bars, des bibliothèques, la rue, des forêts, des cours de fermes.

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Dans des salles des fêtes, autour d’un banquet-spectacle, nous avons monté « La Famille en or ». Dans des bars, nous proposions de servir, en guise de boissons, des confidences amoureuses. Dans des parcs, nous reconstituions une foire à l’utopie. Dans des bibliothèques, nous faisions résonner la littérature dans des cabarets littéraires à thèmes. Dans la rue, déguisés en anges, nous susurrions des poèmes aux passants. Parfois notre jeu se faisait invisible. Nous avons joué des faux profs dans de vraies salles de classes, une fausse journaliste ukrainienne et son cameraman dans un vrai comice agricole, des faux passagers dans de vrais trains, des faux audits dans des salles de fêtes.

 

Nous nous sommes inspirés de formes culturelles existantes que nous nous amusions à décaler, nous avons créé un son et lumière préhistorique dans lequel nous cherchions les origines de la violence, une foire dans laquelle nous vendions des vieux et des idéaux farfelus, des jeux inter-villages sur le thème des péchés capitaux, des promenades théâtralisées sur le thème des sorcières. Des audits et des conférences sur les plus grands dénominateurs communs et nos plus petits diviseurs. Des réunions de copropriétaires, que nous avons transformées en jeux de rôles dans lesquels il s’agissait d’habiter et de travailler ensemble. Ces jeux de rôles suscitaient la participation du public qui pouvait s’amuser avec ses propres idées, ou avec des idées opposées, c’est souvent drôle de passer de l’autre côté.

Nos futures créations avaient généralement une entrée thématique : l’utopie, la famille, l’amour… la littérature nous permettait de faire un état de l’art et de tracer des premières pistes. Parfois, nous commencions l’exploration de ces thèmes sous forme de cabarets littéraires qui nous donnaient une première assise pour construire des spectacles originaux.

Avec des bénévoles de différentes bibliothèques, nous avons travaillé sur des lectures théâtralisées à thèmes : la tournée des livreurs, qu’ils venaient jouer à tour de rôle dans leurs lieux respectifs.

Ce fonctionnement thématique permettait facilement d’inventer des projets inclusifs, d’imaginer des dispositifs poreux d’action culturelle. J’ai essayé d’avancer sur deux jambes : celle de l’animateur et celle du créateur.

Égarez-vous, intervention dans un train

Un son et lumière préhistorique, Fourmilière, 2015.

Photo Raphael Helle

Une fausse journaliste ukrainienne dans un vrai comice

Donner une voix à ceux qu'on n'entend pas

Pendant dix ans, de 1997 à 2007, nous avons mis en place des ateliers théâtraux avec des bénéficiaires du RMI, à qui nous avons proposé de mettre en scène leurs préoccupations. Mais ce n’est pas une réplique du réel que nous avons mise en jeu, nous avons recréé avec eux une fiction, et c’est dans cette transposition qu’ils ont pu créer, jouer, prendre plaisir, dans cet aller-retour entre leur réalité et une construction fantasmatique.

Pour moi, en tant que metteur en scène, la difficulté avec ces personnes désaffiliées était que, d’une certaine façon, ils étaient trop visibles. La fragilité, les peurs, la colère, l’impatience… :

aucun paravent pour cacher quoi que soit, tout est dit, tout le temps, même si ça n’est jamais réellement formulé, une transparence d’intentions, d’émotions, à fleur de peau. Ce trop-plein les empêchait de trouver un équilibre, de se stabiliser.

C’est comme s’ils avaient perdu l’opacité et la protection qu’offrent les personnages sociaux que toute personne inscrite dans une société a pris l’habitude d’incarner, jusqu’à parfois disparaitre derrière eux. Là où pour l’acteur, il s’agit souvent d’enlever des couches, pour eux, il s’agissait d’en remettre. Apprendre à construire un personnage scénique pouvait donc être une façon de se protéger, de se mettre à distance, d’être moins perméable au monde extérieur et donc moins violenté par lui.

Pour ces personnes prises dans la spirale de la précarité, avant d’oser, il fallait apprendre à retenir, à se cacher derrière le paravent du personnage. Le personnage comme un filtre entre soi et le réel. S’amuser avec les postures, des attitudes, des gestes. Sortir d’un corps victime pour s’ouvrir vers d’autres corps, retrouver d’autres possibles. Sans doute ont-ils découvert dans cette expérience le plaisir de la distance, et retrouvé des amortisseurs entre eux et la réalité. Ils se sont construit une place dans un projet collectif.

Plus tard, lorsqu'ils ont voulu être plus corrosifs, nous avons créé avec eux une troupe, les « alter pauvres ». Fabien, mon frère, a imaginé plusieurs formes qui s’inspiraient des contes du tonneau de Swift ; chacun d’eux a composé avec lui le monstre qu’il désirait incarner, et la troupe a tourné dans plusieurs festivals.

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Moment bobo

Muscler l'imaginaire

De 2007 à 2009, avec des classes de CECPA, des éducateurs et des enseignants, nous avons exploré le thème de l’avenir. Nous pensions que cela avait du sens : travailler sur un futur avec ceux qui seraient amenés à le construire ; nous l’avons d’ailleurs intitulé « L’Avenir est à nous ».

Nous venions dans les classes muscler l'imaginaire des élèves. Au travers de scènes, d’esquisses ou de lectures, nous leur proposions des modèles, des points de départ à leur propre écriture. En classe, les élèves ont composé des chroniques qui sont venues, à leur tour, nourrir notre création.

De 2011 à 2014, nous avons travaillé avec cinq écoles de campagne.

La première année, la thématique s’est orientée sur « ce qui fait peur ». Suite à la présentation de notre spectacle, Horribilis, les élèves ont imaginé des faits divers lugubres, les histoires qui se cachaient derrière des lieux-dits. Ils ont façonné des personnages qui inspiraient la peur : des ogres, des sorcières. Avec chacune des classes, nous avons tourné de petits courts-métrages qui reprenaient leurs idées et intégraient les habitants des différents villages. J’avais en tête le film de Michel Gondry, « Soyez sympas, rembobinez » (2008), dans lequel un propriétaire de vidéo club décide de refaire les films cultes avec les habitants de son quartier.

La vidéo est d’ailleurs devenue pour moi un instrument important dans ma façon de partager nos pratiques.

Pour impliquer divers publics dans nos cheminements créatifs, nous avons imaginé des processus de collaborations :  des impromptus théâtralisés ou filmés, des ateliers-théâtre, des collectes de témoignages, des « veillées-aspirateur » .

Dans les veillées, chaque élément constitue une piste de travail, une esquisse fonctionnant comme un détonateur artistique propice à engager des échanges et à nourrir notre réflexion. Nous passons de la discussion au jeu de façon décontractée. Ces « détonateurs » prennent des formes diverses : chansons, lectures, saynètes, un bric-à-brac qui puise sa force dans son caractère décousu, spontané et profondément convivial.

Dans ces soirées, nous proposions des jeux de rôles. À partir des collectes de témoignages, nous mettions en place des cadres imaginaires dans lesquels les spectateurs avaient un rôle à jouer (réunion de parents d’élèves, comité de grève, association d’habitants…) . Les comédiens jouaient des personnages aux orientations souvent caricaturales et opposées qui permettaient aux spectateurs de se situer et de se positionner, mais aussi de s’amuser avec leurs propres idées.  Une sorte de Monsieur Loyal distribuait la parole et orientait le débat.

Ces jeux de rôles ont donné lieu à un spectacle qui tourne encore : « Mr Kropps ».

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Pour porter plus loin le thème de l’utopie, j’ai imaginé un dispositif d’inclusion fort : la « Zone Optimum de Bonheur », sorte d’audit poétique d’un territoire. À partir d’une mosaïque de témoignages, d’une mise en images, en musique et de reconstitutions théâtralisées, je mets en lumière ce qui fait la force d’un territoire. Je suis devenu progressivement une grosse éponge aspirant des mondes, essayant de créer des analogies, des traits d’union entre des façons de voir et de faire.

 

Une expérience fondatrice : Les groupes Medvedkine

Pendant plusieurs mois en 2004, nous avons posé nos valises au quartier bisontin de Palente pour un projet théâtral qui s'immergé dans la mémoire du quartier et de ses utopies.  C’est en arpentant les couloirs du passé du quartier que nous avons découvert l’existence du CCPPO (Centre Culturel Populaire de Palente-Orchamps) et l’expérience des Groupes Medvedkine à la fin des années 1960. La découverte de cette expérience a profondément bouleversé notre façon de faire culture.

Fin 1967 à Besançon, la grande grève de la Rhodiacéta éclate, un prélude aux grèves de 1968 qui retourneront le pays. Sous l’impulsion du CCPPO, et de Paul Cèbe qui était à la fois un de ses animateurs et un ouvrier de l’usine, elles vont revêtir un aspect culturel fort. Une expérience inédite naîtra de l’implication du cinéaste Chris Marker dans le travail du CCPPO et de sa rencontre avec des ouvriers de l’usine. C’est Jacques Vingler, qui connait bien les membres du CCPPO pour avoir monté avec eux des scènes de Brecht, qui servira de relais entre le CCPPO et Chris Marker, qu’il a rencontré dans les réseaux d’éducation populaire d’après-guerre.

Cette rencontre commencera avec le film de Chris Marker et Mario Marret, A bientôt j’espère qu’il tourne sur la Rhodia et qui retrace les luttes qui s’y font jour. Mais lorsqu’il projette ce film devant les ouvriers, il est pris à partie : son film leur semble par trop romantique, et relever d’une caricature de la classe ouvrière.

 

Qu’à cela ne tienne, Chris Marker leur fournira le matériel, et la formation adéquate  pour qu’ils puissent faire eux-mêmes, sans délégation, leurs propres films, donnant par là leur vision, de leur propre monde.

Quand on regarde le premier film des groupes Medvedkine : « Classe de lutte » et qu’on le compare avec celui de Chris Marker, on ne peut s’empêcher de voir un renversement. Le film de Marker à des relents ouvriéristes. De son côté, celui des groupes Medvekine a de grandes charges poétiques.

Chris Marker et les Groupe Medvedkine défendent l’idée du cinéma et de l’art comme une arme, une arme que l’on aurait volé à la bourgeoisie et au pouvoir, pour le retourner contre eux.

Pour avoir pénétré les archives du CCPPO, et sans rien enlever à la qualité des films, au-delà de leurs aspects révolutionnaires, je crois surtout qu’ils ont découvert la puissance de la poésie et de leur propre créativité. Ils ont pris conscience d’eux-mêmes et de leur puissance collective – un art pour le peuple, par le peuple, comme le revendiquait Maurice Pottecher au théâtre de Bussang.

Nous avons trouvé à Palente ce que nous ne cherchions pas.

L’action culturelle, pour ceux qui la tentent, c’est sûrement ça : être révolutionné par son propre sujet d’étude.

Une Fruitière culturelle

Depuis dix ans, je contribue à initier un projet sur la Communauté de Communes Loue-Lison que nous avons nommé « Fruitière culturelle ». La fruitière, en Franche-Comté, est le lieu où chaque paysan-sociétaire apporte son lait pour faire du fromage. À l'image de ces hommes qui ont inventé un système où chacun avait une place égale, nous avons proposé aux habitants et aux artistes de la ComCom, un espace de coopération où chacun contribue à amener sa pierre à l’édifice pour faire culture.

Dans cet espace de coopération, nous avons organisé des fourmilières.

 

Une fourmilière est un lieu et un temps où les savoir-faire et l’imaginaire des uns et des autres s’imbriquent pour aboutir à une journée de restitution théâtralisée et festive.
La fourmilière favorise des échanges entre les habitants d’un même territoire et d’autres, plus éloignés.

Extrait Zone Optimum de Bonheur, Parc du Haut Jura.
"Je fais du fromage de façon poétique"

Ligne de partages

Depuis trois ans, en tandem avec des chercheurs en sciences sociales de Besançon et de Neuchâtel, nous explorons de façon artistique et scientifique différentes façons de vivre la frontière dans l’arc jurassien. Nous avons intitulé notre projet « Ligne de partages », dans les deux sens du mot "partage" : « échange » mais aussi « séparation ».

Ce projet porte de belles perspectives, nous ouvre sur des questionnements forts.

  • Comment l’art peut-il démocratiser un discours scientifique ?

  • Comment peut-il transposer et incarner des approches systémiques qui s’appuient sur les sciences humaines pour permettre aux citoyens d’être acteurs de leurs territoires et de coopérer pour les faire évoluer ?

  • Comment des matériaux scientifiques peuvent donner du sens à des expressions artistiques, ouvrir sur des formes nouvelles ?

Ces différents projets et rencontres ont modifié mes façons de voir, ont questionné mes pratiques, ils ont ouvert mes modes et mes formes de représentation bien plus largement que si j’étais resté dans un théâtre.

 

Lorsque je regarde mon curriculum, ce dont je suis fier, plus que des objets que j’ai créés, c’est des coopérations que j’ai tissées. Pour mener ces aventures, nous sommes partis en tandem avec des éducateurs, des assistantes sociales, des animateurs, des enseignants, des bibliothécaires, des associations de tous types, des paysans, des maires, des bénéficiaires du RMI, des jeunes de quartier, des enfants porteurs de handicaps, des élèves…

Ces aventures, dans les liens qu’elles ont forgés, m’ont rendu le monde plus intelligible et m’ont changé.

Quand je regarde mes trente ans de carrière, je n’ai pas à rougir et je pense même être une fiction présentable, je n’ai certes pas écumé les grands théâtres, défrayé les chroniques culturelles, mais je suis allé dans des endroits où les « vrais artistes » ne vont pas, je me suis attaché à d’autres réalités que les miennes, j’ai pratiqué mon art dans les recoins les plus reculés, je me suis ouvert. J’ai ouvert des marges où dialoguent différentes pratiques.

Cela ne constitue peut-être pas "une excellence artistique" mais depuis plusieurs années, nous tournons dans des théâtres reconnus, des scènes nationales et même des CDN. Nous menons pour elles des projets d’action culturelle.

Repenser nos écosystèmes culturels

Au ministère, les temps sont aux droits culturels, l'idée de théâtre populaire a disparu, puis, après plein d’usages et raisons, revient parfois hanter ses murs. Francis, Firmin, Jean, Jacques... Je les entends rire dans leur tombe.

Il y a 15 ans lorsque je faisais encore « le tour des popotes », et que je finissais par un petit tour à la DRAC, pour parler de nos actions avec des pauvres et des handicapés, on me regardait avec commisération.

Entre les lignes, je comprenais, « choisis ton camp camarade, tu es un artiste ou tu es un animateur ? »

Les deux, mon capitaine.

Aujourd’hui, nous sommes en quelque sorte devenus des supplétifs de ces scènes conventionnées. Grâce à nous, elles sortent de leurs quatre murs, elles font de la décentralisation, organisent des guinguettes, se parent d’un aspect plus festif.

Quand les institutions culturelles n’arrivent plus à remplir leur mission de démocratisation culturelle, si tant est qu’elles aient un jour essayé, peut-être est-il devenu urgent pour elles de cocher d’autres cases pour retrouver un soupçon de légitimité et sauver les meubles ? Et puis le ministère le demande.

Mais peut être aussi qu’il est devenu nécessaire de mettre en place des liens plus directs entre « le producteur et le consommateur » ?

Peut-être est-il temps aussi de regarder nos écosystèmes culturels de façon plus égalitaire ?

Peut-être qu’une guinguette a plus de sens et coûte bien moins cher lorsque c’est du Bitume et des plumes ou Les artistes à la campagne qui l’organisent.

Il n’y a pas longtemps, j’ai joué dans la guinguette du CDN. Bien sûr, j'étais content. Ce qui est bien quand on est accueilli au CDN, c’est qu’il y a toute une équipe technique qui pense à ce dont nous aurions besoin avant que nous l’ayons pensé. On est un peu comme des coqs en pâte. Et j’ai de l'affection pour Célie Pauthe, et je pense qu’elle en a aussi pour moi. En même temps qu’elle nous accueillait, elle accueillait aussi un artiste afghan qui avait pu fuir son pays grâce à une liste qu’une artiste afghane émigrée depuis longtemps en France avait dressée et sur laquelle il figurait. Ce que m’a dit Célie après la représentation, c’est que même si nous ne nous étions pas beaucoup vus pendant son mandat, je figurerais sur sa liste. Cool.

En tout cas, le fonctionnement de la structure, le nombre de personnes engagées pour nous accompagner dans notre présentation aura au bout du compte coûté plus cher que le coût du spectacle lui-même.

Pour être plus clair, lorsque je joue dans une grange dans le Haut-Doubs, et que l’on se débrouille, le spectacle est conçu comme ça, on coûte deux fois moins cher. C’est un peu moins confortable et comme tout le monde, j'aime le confort.

Lorsque nous avons joué au Bitume, nous avons dû faire des efforts quant au prix du spectacle.

Mais cela n’a rien à voir, le public n’est pas le même qu'au CDN. Il y a tout un parterre de futurs zadistes, mais il y avait aussi ce vieux avec son béret qu’on retrouve dans les photos de Jean Dasté. Pas exactement le même et peut-être qu’il n’avait plus de béret, mais on retrouve quelque chose de cet ordre-là, un public populaire.

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En plus on s’occupe aussi de nous, il y a tout un commando de bénévoles qui font des navettes en triporteur pour emmener les lumières, parfois il y a les mêmes régisseurs intermittents qu’au CDN. On finit souvent autour d’un dahl.

On tourne dans plein de lieux comme celui-là, il nous arrive aussi qu’on nous file les clefs du théâtre, un plateau repas et qu’on se débrouille.

Il nous arrive aussi de faire 600 km pour jouer dans un festival et d'échanger avec personne, sauf les copains qui sont programmés comme nous et qu’on commence à connaitre. Le lendemain, on plie nos bagages et on rentre, c’est un peu absurde.

Lorsque l'action culturelle devient une problématique

Lorsque l’on pense au caractère social du théâtre ou de l’art, on le prive souvent de ses ailes.

Pour le principal de collège qui fait intervenir des comédiens, il y a des objectifs tout trouvés. Dans son collège, il y a de l’incivilité, de la violence, des harcèlements... un peu de théâtre, ça ne peut pas faire de mal.

« Vous pourriez monter quelque chose, vous savez, comme machin, là… Vous faites une petite scène et les élèves prennent la place des comédiens. »

«Augusto Boal, le théâtre Forum. »

« C’est ça. »

C’est fou comme Boal est tendance depuis quelques années.

« Oui, on peut aussi faire du Moreno, le psychodrame, bon, c'est un peu moins léger, ça secoue plus. »

« Ah bon, non, restons dans quelque chose de classique. Vous savez, avec les élèves, ça déborde vite. »

 

Bon, travaillons sur la violence, c’est un bon thème qui traverse beaucoup de pièces de théâtre. Mais faisons-le de façon globale, plus systémique : il y a certes la violence des élèves, mais il y a aussi une violence institutionnelle, et l’école est une institution. Sinon, on est donneur de leçons et le théâtre n’est pas un bon outil pour ça.

La citoyenneté est un questionnement collectif.

Lorsque nous avons travaillé avec les bénéficiaires du RMI, ils étaient porteurs de cette violence institutionnelle, ils débordaient d’injustices subies. Pour certains même, ils avaient conscience que leur déclassement profitait et légitimait tout un secteur social et culturel. On les sentait pris au piège d’une mécanique pendulaire qui oscillait entre la culpabilité (« je suis nul ») et l’irresponsabilité (« c’est la faute de la société »). Entre ces deux moments, il n’était jamais question d’être acteur de quoi ce soit, ils avaient intégré leur disqualification, ils étaient agis au lieu d’être agissants. Pour notre part, de façon simple, être acteur, avoir un rôle, une place dans un projet collectif, cela pouvait être révolutionnaire pour des personnes qui n’en avaient plus dans la vie réelle. Mais pour un directeur de service social ou de Pôle emploi, le théâtre est seulement un bon outil pour savoir se présenter dans les entretiens d’embauche, et puis pour vaincre sa timidité, rien de tel ! Vous comprenez, ils ne savent pas se tenir, ils ne savent pas parler, ils ne font pas les bons gestes, ils ne savent pas s’habiller, et puis ils sont tellement introvertis.

Rose dans "Moment bobo" 1998

C’est le projet collectif inscrit dans la chair du théâtre qui est porteur de sens, et non cette vision réduite et utilitariste. Plus que vaincre sa timidité, la pratique du théâtre nous aide à l’accepter, en puisant notre force dans un collectif qui avance ensemble. Mais ce processus ne fonctionne pas sans l’outil le plus important du théâtre, les répétitions et la bienveillance qui y règne, et qui permet à chacun d’oser ce qu’il n’ose pas dans la société. L’acteur n’est pas quelqu’un d’extraverti par essence, mais quelqu’un qui extériorise une émotion, une intention qu’il a patiemment fait germer au cours des répétitions.

Je ne fais pas abstraction des difficultés, il y en a toujours, c’est inhérent à tout projet, a fortiori dans des quartiers ou des contextes déjà problématisés et problématiques.

Si l’on regarde les politiques de la ville, les plans-banlieues, on se retrouve de nouveau face au même spectre : lutter contre des problèmes. On y utilise souvent des mots empruntés à la guerre : combattre, lutter contre, éradiquer, faire la guerre à …

 

Les différents acteurs sociaux ont tendance à voir leur quartier à travers ce spectre. Les subventions sont données pour résoudre des problèmes, alors pour pouvoir « s’enfiler dans le tuyau » et être éligible, les structures sociales ont tendance à problématiser leur propre quartier, se positionnant comme des remparts à la barbarie. Leur quartier est devenu une zone de guerre ou de trafic. Dans ce contexte, un discours bourdieusien en vient à conforter un certain fatalisme, et à légitimer des échecs de façon anticipée.

Si nous sommes convaincus que la richesse d’une société tient dans sa diversité, alors force est de constater que dans les banlieues, la diversité n’est pas absente.

Voir ces richesses, ce n’est pas évacuer la précarité dont souffrent la plupart des habitants, mais ce n’est pas non plus les priver de leur rôle d’acteur, de leurs richesses humaines et culturelles.

Je me souviens d’un groupe de femmes magrébines que nous avions interviewées pour nourrir notre projet de création et qui disaient leur ras-le-bol face aux centres sociaux.

Sous prétexte de les sortir de chez elles, on leur proposait de les emmener à Europa Park avec leurs enfants, là où elles auraient aimé une escapade entre femmes.

L'Homme ce vaste jardin, ZOB Montpelier

Je suis une éponge, ZOB  Clairs Soleils, Besançon

On leur proposait aussi des activités culinaires, là où elles auraient voulu apprendre le rock. Elles avaient beau porter le voile, elles étaient tout sauf timorées, en tout cas en groupe. On oublie toujours qu’un groupe est toujours plus que la somme de ses parties, que les complicités qui y sont à l’œuvre autorisent des choses dont on est incapable individuellement.

À force de fonctionner sous un angle problématique, on infériorise les gens qu’on est censé émanciper, en les privant, par là même, de leurs compétences ou de leurs désirs.

Les structures de quartier se sentent souvent instrumentalisées par les institutions culturelles, comme si elles devaient fournir un public populaire à des structures qui en manquent, et légitimer de cette façon le caractère démocratique de ces mêmes structures. Chacun parle d’ailleurs de son public. Les structures culturelles pour caractériser le choix de leur programmation, leur ligne artistique, les structures de quartier pour légitimer leur fonction de médiation sociale.

Mais, en réalité, les structures de quartier sont devenues, pour une grande part, un juke-box d’activités, allant du soutien scolaire à la boxe française, et les institutions culturelles, quant à elles, ne cherchent qu’à la marge à s’ouvrir vers des publics dits populaires ; leur public d’abonnés constituant un public suffisant pour remplir les trois représentations d’un spectacle programmé.

Changer de paradigme, de la demesure à l'humilité

L'homme invisible

« Mais vous-êtes qui d’abord ? j’ai tapé sur internet je ne vous vois pas ».

Si l’on tape mon nom sur Google, je suis presque invisible ; j’ai un homonyme évêque qui remplit les trois premières pages. Je ne suis rien que l’on puisse faire claquer sous la langue avec délice lors d’une soirée mondaine.

« Es-tu allé voir le dernier spectacle de Jean-Charles Thomas à l’Odéon ?

Un enchantement, vraiment tu as manqué quelque chose… »

Non, ça ne marche pas. Je suis l’homme invisible.

Sûrement parce que pour moi, le je est difficilement dissociable du nous. Pendant vingt-cinq ans, j’ai coopéré avec d’autres, et le nom du groupe me semblait plus important que le mien propre. Aujourd’hui, j’ai encore du mal à parler à la première personne du singulier, tellement le théâtre est une aventure collective pour moi. Il y a quelque chose de démesuré à signer de mon nom.

C’est pourtant bien cette signature qui institue l’artiste. Lorsque Michel-Ange signe de son nom la Chapelle Sixtine, il fait fi des dizaines de personnes qui l’ont peinte avec lui.

De façon plus modeste, j’ai appris à revendiquer un rôle, celui de metteur en scène. Le metteur en scène est-il seulement un artiste ?

Jean Vilar préférait d’ailleurs se nommer régisseur ou animateur, pour parler de son rôle.  Cette fonction d’animateur, je la revendique de nouveau puisque étymologiquement, animer c’est donner vie. Si l’on regarde nos spectacles, à part quelques subventions publiques, il n’y a pas de grand nom dans la colonne production et coproduction, mais c’est peut-être pour cela qu’ils tournent, Mr Kropps a dépassé les 200 représentations, c’est vrai aussi que le spectacle est le plus « tout terrain » de la compagnie, tout tient dans une valise, le seul élément de décors c’est un Paper bord que nous demandons au lieu qui nous accueille, avant on demandait aussi un gaufrier, pour servir des gaufres pendant le spectacle, mais ça faisait tourner en bourrique les régisseurs. 

Les décors, c’est une vraie problématique, cela me rappelle une anecdote avec Jean-Christophe Baudet un des nombreux chargé DRAC qui se sont succédés dans notre comté franche. Je me souviens qu’après nous avoir dit qu’il serait bien d’engager des acteurs reconnus, ou de faire appel, à un metteur en scène en vogue si nous voulions percer, il nous avait fait bénéficier d’une subvention de 10.000 francs, notre première et dernière subvention de la DRAC dans le tuyau production. Mais l’argent qu’il nous donnait, il fallait que ça se voie, nous ne pouvions pas nous contenter d’un bric-à-brac. Nous voulions seulement monter un monologue, un spectacle tout terrain là encore qui pouvait tourner partout, nous avions réfléchi à une scénographie simple faite  de boites de carton, de cassettes vidéo, de vielles télés.  Nous avons fini par rendre l’argent.

Cela peut paraitre n’être qu’une anecdote, mais elle éclaire deux conceptions du théâtre, ce petit bout de la lorgnette met en valeur deux paradigmes du théâtre qui font partie de l’histoire de la décentralisation.

Si je dois faire un décor et jouer au théâtre de la Colline, il faut qu’il puisse s’adapter aux dimensions de la scène, je ferais donc un décor pour la scène de Besançon et un pour la Colline deux fois plus grand, qui demandera plus d’heures de montage.

 

Jean Vilar, Régisseur et animateur

Aller de l’arrière

«  Moi, ce que je vois, c’est que vous voulez tout changer. Qu'est-ce que vous nous proposez à part une aventure incertaine ? Nous, nous voulons du solide, quelque chose qui a fait ses preuves », diront les conservateurs.

« Moi aussi, je veux du solide. Alors, regardons dans le rétroviseur pour essayer de comprendre pourquoi nous en sommes là », dira le postulant.

Quand devant nous, il n’y a que le mur des catastrophes annoncées, soit nous jouons aux Cassandres soit nous prenons du recul.

Pour aller de l’avant, allons de l’arrière, remontons les rivières à la recherche de quelques pépites. Les idées fonctionnent souvent comme des fraisiers :  disparaissent un temps et refont surface.

Qu’est-ce que la chose publique et à quoi servons-nous ? D'autres personnes avant nous, se sont posés ces questions. C'est leur humble aventure que je vais retracer, celle de la décentralisation théâtrale.

Une histoire qui est aussi celle d'un renversement, d'une prise de pouvoir de quelques artistes qui nous ont mené à l'impasse, un théâtre tourné sur lui-même, qui ne sert plus que les ambitions de quelques égotiques seulement pris dans les affres de leur création et qui cannibalisent l’ensemble de nos puissances collectives.

Histoire d'une institution : les Centres Dramatiques Nationaux

Entre les deux guerres et surtout après la seconde, un mouvement, qu’on appellera plus tard décentralisation, s’engage.  Des hommes de théâtre viennent s’installer en régions. On a fêté, il n’y a pas longtemps, ses 70 ans d’âge.

C’est sur ce mouvement et sur l’utopie de ces quelques pionniers que sont assis tous nos Centres Dramatiques d’aujourd’hui. C’est peut-être aussi ce qui explique la particularité du théâtre dans la sphère culturelle.

A cette époque, le théâtre (et l’art en général) est plutôt parisien ; quelques peintres ont bien posé un temps leurs chevalets en régions, des troupes de théâtre ont fait des tournées en province, mais l’art reste, et c’est encore valable aujourd’hui, une chose parisienne.

Pourquoi des troupes de théâtre décident-elles de s’installer en région : qu’est-ce qui motive cet exode ?

Dans ce départ, il y a, comme pour beaucoup de néoruraux d’aujourd’hui, une façon de tourner la page, et la province se pare pour elles de quelque chose de plus authentique. Ces petites troupes n’y vont pas pour des questions idéologiques : apporter la cuture au plus grand nombre ou faire peuple. Ce n’est pas l’idéal qui les guide, néanmoins cet exode induit un décalage, produit de l’inédit qui va bouleverser leurs pratiques.

L'aventure Théâtre des Copiaus de 1925 à 1929  

C’est le cas pour Jacques Copeau. Malgré le fait qu’il ait monté le Théâtre du Vieux Colombier, un théâtre d’avant-garde, qui met le texte et l’auteur au cœur du dispositif théâtral, il est écœuré par le fonctionnement culturel parisien et son théâtre de boulevard qu’il juge bourgeois et dépourvu de sens.

Lorsqu’il part dans les années 20 avec ses élèves en Bourgogne, à Pernand-Vergelesses, c’est pour redémarrer un théâtre véritablement expérimental, loin de l’atmosphère étouffante de la capitale. Copeau est à cette époque un metteur en scène reconnu, mais c’est aussi un dépressif chronique : au bout de quelques mois seulement, il voudra mettre fin à cette entreprise. Une partie de ses élèves, dont Jean Dasté, décident de rester ; pendant deux ans, ils vont mener une expérience qui les transformera durablement. Ils tisseront des liens forts avec les vignerons. Ils créeront des formes de théâtre masqué qui s’inscriront dans les fêtes du vin. C’est un théâtre qui pourrait déjà s’apparenter à de l’action culturelle : il puise dans la culture du lieu où ils vivent, pour expérimenter des formes nouvelles et des récits qui s’enracinent dans la réalité dans laquelle ils évoluent. Après la guerre, Jean Dasté sera dans les premiers à bénéficier d’aide de la part d’un ministère (qui ne s’appelle pas encore le ministère de la culture) pour s’implanter d’abord à Grenoble, puis à Saint-Etienne.

Une trentaine d’années plus tard, Jacques Fornier et les comédiens de sa troupe, se retrouvent, eux aussi, à Pernand-Vergelesses. Pour de jeunes comédiens, les perspectives sont plutôt bouchées dans la capitale, et Jacques, a en tête de fonder un Centre Dramatique National en région. Le label vient d’être mis en place par le ministère.

Ils débarquent un soir chez Catherine Dasté, la fille de Copeau, qui n’a pas été prévenue de leur arrivée mais les hébergera tout de même durant une année. Peut-être sent-elle une filiation entre leur démarche et celle des Copiaux, dont elle a fait partie avec son mari, Jean Dasté ?

Lorsque je discutais avec Jacques de cette expérience d’une quinzaine d’années, c’était la notion de fraternité qui revenait le plus souvent.

Pendant quinze ans, ils vont manger ensemble tous les midis. Durant plusieurs années, ils partagent leur cagnotte. La troupe fonctionne de façon égalitaire, elle est structurée en coopérative ouvrière. Jacques a été choisi à l’unanimité pour en être directeur, au service de tous. C'est pourquoi, il ne sera jamais le seul à mettre en scène les comédiens de la troupe.

Aidée par un réseau d’éducation populaire, l’ABC, la compagnie tourne beaucoup, 110 fois par an. Elle crée des relations fortes avec les habitants. Ce que les gens viennent voir, c’est cette fraternité et la complicité à l’œuvre à travers de pièces de théâtre : comment leurs copains, Bertin ou Chaudat, font les cons dans tel ou tel rôle. Cette relation de complicité n’enlève rien à la qualité de leurs prestations et du spectacle, elle est au cœur du dispositif. Les tournées, parce qu’elles reviennent sur les mêmes lieux, labourent les mêmes champs, produisent une richesse de relation. Ce ne sont pas des artistes sans appartenance, ils sont inscrits dans le milieu dans lequel ils vivent, et c’est cela qui fonde leur puissance.

 

Jacques Fornier et la troupe du Théâtre de Bourgogne

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"Les fourberies de Scapin", par le théâtre de Bourgogne un théâtre de tréteaux

Un modèle fraternel fait de liens et d’attachements

Malraux et la démocratisation de la culture

Il faut attendre la fin des années 50 pour voir un nouveau concept se faire jour. Malraux, alors ministre des Affaires Culturelles, un tout nouveau ministère, essaie de mettre en place un projet de démocratisation culturelle. A l’époque, on a beau être de droite, on croit à l’État comme une institution structurante et redistributive. On quadrille le territoire, on emmène partout l’eau et l’électricité, et, de la même façon, on s’imagine que la culture est un fluide comme un autre. Malraux dira d’ailleurs que la culture est un service aussi important que « l'eau, le gaz et l'électricité ». Et elle ne coûte pas cher, déclarera-t-il à l’Assemblée nationale : « Pour le prix de vingt-cinq kilomètres d'autoroute (…), la France peut redevenir le premier pays culturel du monde. »

Vu le prix du goudron, on pourrait réutiliser le même argument encore aujourd’hui.

Malraux fait de la culture une cause nationale, un objet de fierté. Selon lui, il suffit de mettre en place, sur tout le territoire, des Maisons de la Culture (aujourd’hui, on les appellerait des pôles), et on aura accès à la culture comme à l’eau : il suffira d’ouvrir le robinet.

Ce qu’oublie peut être Malraux, c’est qu’une structure, surtout un palais, a tendance à figer les choses, ou, en tout cas, à les rendre moins fluides. Malraux est sûr de ses intentions, le peuple ne sait pas de quoi il est privé, mais lorsqu’il le découvrira, il ne pourra qu’y adhérer. Plaçons le peuple - sous-entendu, peu importe qui - devant une grande œuvre, et il ne pourra s’empêcher de vibrer à l’unisson. C’est ce qu’il appelle le choc esthétique.

Malraux, porté par sa croyance dans le pouvoir de l’art et sa vision lyrique du monde, se lance dans la bataille de la démocratisation culturelle.

On est passé de l’art comme outil du pouvoir au service des princes à un art d’État censé élever le peuple.

 

Les troupes de la décentralisation se trouvent investies d’une mission à la fois spirituelle et sociale. Unifier et élever, voilà votre sacerdoce, allez-y, les gars. Le théâtre est auréolé d’une mission à caractère national, emmener la culture à ceux qui en seraient privés, donner à boire à des assoiffés.

Beaucoup de directeurs de troupes deviendront les premiers directeurs des Maisons de la Culture. La raison pour laquelle on les distingue s’explique par le fait qu’ils sont déjà là, en région, où ils ont su tisser un réseau de public fidèle. La seconde est intrinsèque au théâtre lui-même : c’est un art vivant, collectif, qui incarne à merveille les missions de démocratisation culturelle, dont sont porteuses les Maisons de la Culture.

Les institutions dans la tempête

En 1968, ce modèle va prendre du plomb dans l’aile.

Les directeurs de théâtre et des Maisons de la Culture de l’époque se réunissent à Villeurbanne. Les grèves et les manifestations secouent le pays et ils ne savent pas comment se positionner. Un vieux monde est en train de basculer, un peuple se révolte.

De quel côté sont-ils, eux, les hommes de culture ?

Avec le peuple ou avec le gouvernement dont ils dépendent ?

Le théâtre de l’Odéon, dirigé par Jean-Louis Barrault, est pris d’assaut par les étudiants.  Pourtant, deux ans auparavant, en ce même lieu, l’UNEF venait défendre les représentations des « Paravents » de Jean Genet, contre les milices étudiantes d’extrême droite, ulcérées par la charge anticolonialiste de la pièce.

Les temps changent très vite. Jean-Louis Barrault, parce qu’il est à la tête d’un des deux théâtres nationaux de l’époque, est considéré comme un mandarin au service du pouvoir.

Pour ne pas subir une occupation venue de l’extérieur, certains théâtres ferment, d’autres sont occupés par les comédiens eux-mêmes.

En été 1968, Jean Vilar, conscient des tensions qui agitent le pays, voudra faire du festival d’Avignon une caisse de résonance, un lieu de débat. Il sera renvoyé, lui aussi, dans les cordes, au cri de Vilar-Salazar (le dictateur portugais de l’époque).

Le peuple ne comprend pas toujours les idéaux dont on se veut porteur pour lui. Parfois, se sentant instrumentalisé, il renverse la table.

Pour les étudiants, qui veulent s’extirper d’une société corsetée, l’art, c’est l’art à papa, un art institutionnalisé, muséifié. L’art de la raison ou l’art qui résonne, c’est bien trop comme il faut. Ils veulent un art à leur image : révolutionnaire. Les grands auteurs : Musset, Shakespeare et même Brecht, qui met en jeu un théâtre didactique et révolutionnaire et que beaucoup de directeurs de troupes de l’époque montent, sont trop bourgeois et pas assez transgressifs à leur goût. C’est cette tendance révolutionnaire qu’incarne le Living Théâtre, invité successivement par Barrault au théâtre de Chaillot et par Vilar à Avignon (quelle ironie !). Les comédiens du Living sont du côté de ce peuple, qu’on ne raisonne plus, et pour le prouver, ils descendent dans les rues d’Avignon et se mettent à poil, dans une sorte de grande extase populaire.

Une remise en question

À Villeurbanne, les directeurs de Centres Dramatiques et des Maisons de la Culture ballotent. Pendant que leurs comédiens, réunis à Strasbourg, se positionnent clairement du côté d’un art collectif avec des exigences démocratiques et des revendications sociales, les directeurs tergiversent. D’autant plus qu’ils ont des revendications propres, pour ne pas dire corporatives : ils aimeraient que l’état les libère des conseils de notables administrant et dictant les choix esthétiques des Maisons de la Culture. En outre, ils veulent également qu’on augmente leurs subventions. D’autres, comme Chéreau et Planchon, réclament un art libéré, « le pouvoir au créateur ». À l’époque, il y a une censure d’état. « Il faut donner de l’argent et ne rien contrôler [...]. L’État paye les juges, mais ils doivent rendre un jugement indépendant. Je réclame l’adoption du même principe pour les artistes », proclame Roger Planchon.

Mais derrière « le pouvoir au créateur », se cache aussi une mainmise du metteur en scène sur un processus collectif.

Cette vision est pleinement partagée par beaucoup de metteurs en scène présents à Villeurbanne, même si elle ne représente que le plus petit dénominateur commun : les réalités des uns et des autres sont bien plus diverses et bien plus polémiques.

Au cours de leurs débats, un homme se dégage, il s’appelle Francis Jeanson (j’en ai parlé plus haut). Il n’est pas directeur, c’est un philosophe sartrien que Jacques Fornier, alors directeur du théâtre de Bourgogne, a amené avec lui. Rédacteur à la revue « Esprit » et aux « Temps modernes », c’est un philosophe engagé. Pendant les événements d’Algérie, qu’on ne veut pas encore appeler guerre d’Algérie, en bon existentialiste, il s’engage, prend fait et cause pour le peuple algérien.

Francis Jeanson : extrait de "Francis Jeanson, Parcours d'un intellectuel engagé

Il crée un réseau qui portera son nom, et qui sert d’intermédiaire entre le FLN algérien et sa branche française. Il se fait porteur de valises, convoie les fonds collectés sur le sol français. Pour son action, il sera condamné à 10 ans de prison par contumace, et sera gracié quelques années plus tard, lorsque le soufflé sera retombé. A cette époque, Jacques Fornier, qui monte Huis Clos de Sartre, le fait venir en Bourgogne en tant que dramaturge. Nimbé de cette aura militante et intellectuelle, c’est lui qui fera la synthèse des revendications dans un texte qui s’appellera « la déclaration de Villeurbanne ». Francis Jeanson écrira : «Tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu’il ne se proposera pas expressément d’être une entreprise de politisation : c’est-à-dire d’inventer sans relâche, à l’intention de ce non-public, des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité. C’est pourquoi nous refusons délibérément toute conception de la culture qui ferait de celle-ci l’objet d’une simple transmission (...) Si le mot de culture peut encore être pris au sérieux, c’est dans la mesure où il implique l’exigence d’une intervention effective tendant à modifier les rapports actuels entre les hommes, et par conséquent, d’une enquête active entreprise de proche en proche en direction de tous : c’est-à-dire, enfin, une authentique action culturelle (...)

Parler de culture active, c’est parler de création permanente, c’est invoquer les ressources mêmes d’un art qui est sans cesse en train de se faire. Et le théâtre, à cet égard, apparaît aussitôt comme une forme d’expression privilégiée parmi toutes les formes d’expression possibles, en tant qu’il est une œuvre humaine collective proposée à la collectivité des hommes. »

Voilà ce que revêt pour Jeanson ce nouvel outil révolutionnaire de l’art et du théâtre, qu’il appelle action culturelle. Il s’agit peut-être, après tout, d’une chose assez simple, que nous expérimentons sans cesse, nous les artistes, cette puissance d'inventivité et de créativité, ce muscle que nous entrainons peut-être plus que d’autres, mais qui est commun à tous. Un muscle qui nous permet de façonner des plaisanteries, de modeler d'autres horizons.

Le metteur en scène et le philosophe

Francis Jeanson et Jacques Fornier

Ce pouvoir du théâtre, Francis Jeanson le découvre dans la proximité qu’il tisse avec la troupe du théâtre de Bourgogne. Il découvre la puissance des répétitions, qui permettent aux acteurs de trouver l’autre en soi, de s’ouvrir à l’altérité du personnage, pour l’incarner. Ce processus créatif où la puissance individuelle de chacun s’accroit au contact des autres.

Entre Francis, Jacques et les autres se noue une complicité forte.

Jacques a une idée derrière la tête. Une Maison de la Culture va voir le jour à Chalon-sur-Saône, et il aimerait bien que Francis en prenne la direction.

Pour préfigurer cette future maison, une petite troupe accompagne le philosophe dans l’agglomération chalonnaise.

Ils jouent des petites formes dans les usines, les salles des fêtes. Elles sont prélude à des échanges.  Cette opération, ils l’appelleront « La campagne des 40 bornes ».« 40 bornes, 40 km réels, tel est la très modeste distance que nous arpenterons sans relâche tout autour de Chalon… Sans doute faut-il que nous commencions par vous proposer quelque chose ; mais c’est à vous qu’il appartient d’infléchir et d’améliorer nos initiatives en fonction de vos problèmes et de vos exigences (…). Notre but n’est pas de vous conquérir ».

Ils présenteront des esquisses de scènes, des sketchs, liront ou chanteront des textes, sur des thèmes en lien avec les réalités sociales, le philosophe animera des échanges autour des problématiques que les scènes ont déclenchées.

Pour Francis Jeanson, le théâtre est plus que le produit auquel il aboutit. Au-delà de l’œuvre, il découvre le cheminement, les questionnements qu’elle met en jeux. Il pense que l’œuvre, si elle doit un jour toucher le non-public, le fera parce que ce dernier sera associé au processus créatif et y aura sa part. Un art par et pour le peuple, ce que Maurice Pottecher met en place au Théâtre du Peuple encore une fois, où ce que fait Firmin Gémier avec ce qu’il appelait le Théâtre de la foule.

L’action culturelle est un outil qui créait de la participation, soit en associant le public à un processus créatif, soit en utilisant la création comme un réactif, un stimulant, un préambule au débat ou à l’implication.

Là où Malraux parle de Nation et de grandeur, Francis Jeanson se contente de parler de République, la res publica, la gestion de la chose publique, cette chose qui dépasse la somme de nos intérêts particuliers pour nous offrir un accès égal à des biens communs. Cette chose publique n’a de valeur pour lui qu’à condition que tous y adhèrent et s’y retrouvent.

L'imagination au pouvoir

Dans les slogans de 68, portés par les situationnistes, il y en a un de très culturel et de très politique à la fois : « L’imagination au pouvoir ». Quand on en fait un slogan, on sous-entend que l’idéologie qui règne en est dépourvue.

L’imagination comme processus général et transformateur qui s’adresse à la société dans son ensemble. Il ne s’agit pas de confier ce pouvoir à une petite élite culturelle, mais d’en faire une puissance collective du peuple dans son ensemble et dans toute sa diversité.

D’une certaine façon, nous ne sommes pas loin des préoccupations de Francis Jeanson.

Une plaisanterie ?

Frédéric Mitterrand vient soutenir la candidature au CDN de Besançon de Jean-Charles Thomas à la fête de la patate de Chaux-la-Lotière

En 2011, lorsque Sylvain Maurice quittait le CDN de Besançon, la Compagnie Gravitation décidait de faire une sorte de pied de nez en forme de montage photo que nous publiions sur Facebook. Sur ce montage succinct, on me voyait en compagnie de Frédéric Mitterrand. En légende, nous avions écrit : Jean-Charles Thomas et Frédéric Mitterrand à la fête de la patate de Chaux-la-Lotière, il est pressenti pour remplacer Sylvain Maurice à la tête du Centre dramatique de Besançon.

Petit à petit, l’information s’était répandue, un ami bisontin qui répétait au théâtre du Nord s’était vu demandé qui était ce futur directeur dont personne n’avait entendu parler.

Avec mon frère, Fabien Thomas, comédien et cofondateur de la compagnie, nous avions été invités au théâtre Saint-Gervais de Genève en tant que future équipe de direction du CDN de Besançon, pour présenter notre vision d’un théâtre populaire. Nous y étions bien sûr allés, pour parler longuement de notre expérience de théâtre avec des bénéficiaires du RMI, et de ce que ce choc des cultures nous avait apporté en tant que compagnie.

À l’époque, nous ne nous prenions pas trop au sérieux, nous avions presque intériorisé le caractère illégitime de notre candidature, c’est souvent le lot des petits. Nous nous étions bien amusés et cela avait de la valeur en soi. Cette supercherie était une sorte de provocation, une grimace faite à l’institution. Nous étions fiers que notre plaisanterie déborde un peu, fiers de jouer de futurs directeurs lors de la rencontre au théâtre de Saint-Gervais. Nous étions heureux de notre canular et de la connivence qu’il avait créé dans notre petit monde de saltimbanques, dans ce monde dénigré des artistes sans grade. Ce petit peuple du théâtre qui sait bien qu’il est un usurpateur né, un imposteur dont le métier consiste à vendre le mieux possible de la contrefaçon. Un falsificateur qui se joue des rois le temps d’une représentation, mais qui sait très bien que le costume ne fait pas de lui un puissant, qu’une fois le tour de piste terminé, il ne reste plus qu’à plier bagage, remplir l’estafette et rentrer chez lui. Ce peuple qui aime la plaisanterie et qui se la refile comme de la contrebande, comme un baume qui apaise les bêtises des grandes personnes.

A l’époque, il paraissait évident que nous n’étions pas des candidats sérieux, nous n’étions que des plaisantins. Aujourd’hui, j’entreprends d’aller voir ce qui se cache derrière les évidences : n‘est-ce pas le propre d’un artiste ?

Jacques Livchine et Hervée de Lafont

Si je commence par cette anecdote, c’est que la plaisanterie me semble fondamentale, à la fois comme outil, comme posture et comme valeur.  Mon outil, c’est le théâtre, comme le lieu d’une plaisanterie, à savoir d’une fiction, qui nous met à l’abri des peurs et nous permet de jouer sur le monde pour mieux le comprendre et agir sur lui. C’est aussi une posture d’humilité, qui permet de ne pas se prendre les pieds dans la démesure, de prendre une distance avec soi, afin de se reconnaitre, dans une commune fragilité, un peuple uni par des valeurs fraternelles.

Comme Jacques Livchine et Hervée de Lafont avant moi, je revendique:

un théâtre d’art et de plaisanterie, soluble dans la fête, humble, populaire et fraternel.

La plaisanterie et la fête: vers un art populaire

« Un théâtre d’art et de plaisanterie, vous n’y pensez pas », diront les conservateurs.
« L’art et la culture, c’est un capital national, on ne peut pas faire n’importe quoi, avec le national ».

Lorsque Firmin Gémier crée le Théâtre National Populaire (TNP), une des premières structures culturelles subventionnées, le national (dérivé de nation) rime encore avec le populaire (dérivé de peuple). Depuis, le mot populaire a presque disparu des théâtres conventionnés, devenant synonyme de mauvais goût. Est-ce que le peuple s’est dissocié de la nation ? Est-ce que le théâtre s’est dissocié du peuple ? Le théâtre n’est-il plus le lieu où se réunit le peuple dans toute sa diversité, ce rêve cher à Firmin Gémier ?

« La culture, c’est sérieux, il faut se hisser pour la mériter. Il faut être éduqué, montrer patte blanche », diront les méritocrates.

« Vous êtes complètement à côté de la plaque », répondront les humanistes. « Vous présupposez qu’il y a des degrés de cultures, qu’un chant traditionnel breton ou une danse Bushmen n’ont pas la même valeur qu’une sonate de Mozart ? »

Firmin Gémier

La démocratie culturelle est un truc tout simple, qui consiste en effet à dire que chacun a sa propre culture, son monde de références :  le paysan avec son comice, Mozart avec ses sonates, les aborigènes avec leurs potlaches.

Ces cultures, dans leurs dissonances, créent du dialogue qui composent d’autres harmoniques. Parfois, notre société dite avancée pourrait s’inspirer de ces rites « arriérés » comme celui du potlache, ce concours de coqs qui consiste à ce que les plus riches brûlent leurs propres richesses pour se prouver leur grandeur. Ce faisant, ils se réalignent et se réarriment à la communauté. Un rite dont la fonction est surement de nous remettre à égalité. Imaginez un moment les Boloré, Lagardère en train de cramer leurs yachts, leurs avions de ligne, ou leurs collections de voitures, pour montrer que leur puissance ne réside pas dans des choses matérielles, qu’ils sont au-dessus de tout cela !

Les chartes de l’UNESCO, lorsqu’elles instituent dans les années 1970 la démocratie culturelle, remettent en question les hiérarchies culturelles. Une façon de sortir d’un colonialisme culturel, d’une « mission civilisatrice », qui a justifié toutes les horreurs.

 

Rituel du potlache

La démocratie culturelle est un constat, auquel il me semble important d’adhérer. Un constat qui nous permet de rester humbles, ce qui est une bonne posture lorsque l’on cherche à se rapprocher de l’autre, pour s’enrichir soi-même.
Si l’on regarde l’histoire de nos institutions, les choses se sont souvent passées autrement. Pour asseoir la Troisième République, ceux qui avaient foi en elle, se sont par exemple servis de l’école pour enrégimenter le peuple. L’instruction publique et obligatoire a érigé une Culture nationale en majuscule, tout en déracinant une partie de ce même peuple de sa propre culture (minuscule).

La République pouvait certes mieux faire, l’histoire est jalonnée d’erreurs.

Mais peut-on croire à une erreur lorsque l’on continue à faire courir des déracinés avec les enracinés qui ont poussé dans le bon terreau culturel ? Peut-on croire à une méritocratie quand elle met sur la même ligne de départ des culs-de-jatte et des bien portants ?

Peut-on continuer à prôner l’excellence culturelle, sans préciser de qui et pour qui ?

Peut-on croire à une erreur lorsque les directeurs de théâtre ont peur que leur salle se transforme en bal des pompiers ?

Lorsque rien ne change, notre humanisme ne devient-il pas un humanisme de boudoir ?

Si l’on revient un moment à la République, l’école n’a pas suffi à faire en sorte que le peuple s'approprie cette République naissante. Pour la rendre désirable, il fallait d’autres fictions, la force des rites, des symboles et des fêtes comme celle du 14 juillet. Dans ses commémorations, les discours solennels de quelque Gambetta auraient été bien insuffisants sans la force de communion des bals populaire

Un cynisme aveugle

« La plaisanterie ça sert à amuser les galeries, le poulailler », diront les cyniques.

Faisons attention, nous, les humanistes, à ne pas tomber dans ce cynisme.

Il y a quelques années, je menais un projet d’action culturelle dans le Pas-de-Calais, à Bruay-la-Buissière, projet auquel nous avions donné le nom de « Zone Optimum de Bonheur ». À l’époque, Bruay était une ville de gauche. Depuis, la mairie a été remportée par le RN. Cette ancienne ville minière, comme beaucoup de territoires désindustrialisés, connaissait un chômage de masse. La politique culturelle du coin consistait à valoriser l’histoire des mines, pour mieux tourner la page. Ses acteurs appelaient ça « passer du noir au vert ».

Ils avaient été des pionniers du charbon, ils seraient des pionniers de l’écologie et de la culture.

Zone optimum de Bonheur Bruay la Buissière.

 

A mon arrivée, l’histoire minière avait été labellisée par l’UNESCO, mais lorsque j’interrogeais des passants pour trouver la Cité des électriciens, un coron rénové et muséifié qui gardait son patronyme, les passants, qui avaient pourtant bien l’accent du coin, étaient incapables de me l’indiquer : en deux générations, l’histoire minière était passée à l’as. En évoluant au milieu de ce havre de culture, je me suis rendu compte qu’il y avait un grand clivage entre des personnes vivant autrefois les mêmes réalités. L’ascenseur social avait marché pour certains, grâce à la culture et l’éducation, et d’autres étaient restés sur le pavé. Mais entre les deux, alors, il y avait une sorte de mépris de classe. La danse contemporaine, c'était bien, mais la danse de salon, c'était un peu trop popu.

En discutant avec les gens du quartier, assez vite, ils m’ont parlé de Yoyo le Déglingo, l’artiste du coin. Mais quand j’en parlais avec Hervé, le directeur du service culturel qui faisait partie, par ailleurs, d’une troupe amateure, le portrait qu’il m’en faisait était assez cinglant : « c’est un type qui donne une image effroyable du quartier, il fait des clips sur YouTube, en caricaturant l’accent du nord et en jouant des types bourrés » ... En allant voir sur sa chaîne aux milliers d’abonnés, je voyais en effet qu’il stigmatisait son propre milieu. Quelques jours plus tard, je le rencontrai avec un ami à lui, et je lui proposai de les filmer en hommes préhistoriques dans la rue. J’avais envie de sortir de cette histoire des corons, l’histoire de Bruay n’avait pas démarré avec les mines, la région avait été un lieu de passage incessant, des fouilles sur ce qui était aujourd’hui devenue une zone commerciale avait mis à jour des vestiges gallo-romains. Le lendemain, vêtus d’une culotte de fourrure, Yoyo et son comparse s’amusent à déambuler dans les rues.

Yoyo est un clown incroyable, chaque geste, chaque hochement de tête est drôle chez lui, il a une capacité d’improvisation phénoménale.

Il ferait une recrue intéressante pour la troupe amateur. Un fossé semble pourtant les séparer, avec, d’un côté, « les sachants » (mais qu’est-ce qu’une intelligence qui ne sert plus à faire du lien ?), et de l’autre, les démunis, qui ont intériorisé leur infériorité. J’ai filmé Hervé en aristocrate romain faisant du stop et Yoyo en homme préhistorique : est-ce qu’inconsciemment, je voulais montrer qu’entre les deux, il y avait un progrès ? Non, je ne crois pas en la fiction colonialiste du progrès. Pendant cent mille ans, le chasseur-cueilleur a survécu et il lui fallait bien toute la puissance de son intelligence et de sa culture pour le faire.

Bien sûr, il n’a construit ni Colisée, ni palais, mais il ne s’est pas effondré sous le poids de sa puissance et de son orgueil.

Là où le pouvoir créait du séparé pour mieux s’instituer, au travers des Zones Optimum de Bonheur, j’essaie de remettre des traits d’union, là où on les avait volontairement enlevés. Je crée des lisières, des espaces de reconnaissance. Au mépris, je substitue la fraternité bienveillante du citoyen-créateur. Je montre des individus dans leur puissance d’être, ce lieu du sensible tellement fragile qui nous rassemble. Je n’ai jamais eu peur de puiser mon inspiration dans ce terreau populaire. À Bruay, les élèves de danse contemporaine du Conservatoire, malgré tout leur humanisme, n’ont pas voulu descendre dans la rue pour être filmées. Tant pis pour elles. En revanche, j’ai filmé les danses de salon dans la cité des électriciens, cette culture de la séduction qui appareillait les couples, construisait des vies communes.

Qu’est-ce-que le peuple ?

Lorsque Gémier, le premier directeur du TNP, et Vilar après lui, parlent du « peuple » et de « populaire », ils entendent par là tout le peuple dans l’ensemble de ses composantes, et pas seulement le petit peuple des sans-grades. Il y a l'idée d'une mixité, confrontée à un même objet, la volonté de « faire peuple », le temps d’un spectacle.
Dans la République toute neuve, Firmin Gémier, républicain, socialiste et dreyfusard, veut tendre un miroir à ce peuple dans son entièreté. Pour ce faire, il n’hésite pas à s’inspirer de ses cultures éparses.  
Il croit au théâtre comme en un lieu où un peuple rassemblé, stimulé par sa propre image, se projette avec intelligence dans la chose publique, la République.

 La culture peut être ce trait d’union entre la République et le peuple.

Jean Dasté, futur directeur de la Comédie de Saint-Etienne, rêvait que son théâtre ressemble à une fête du 14 juillet. Quand je feuillette les livres sur Dasté, j’aime les photos qui montrent ce petit peuple bigarré regardant avec émerveillement ses spectacles. Je ne sais pas ce qu’ils regardent, mais leurs bouilles enchantées me suffisent à donner du crédit au spectacle. Là où, dans bien des institutions, je me retrouve avec un public blasé qui cherche la tête dans les épaules une façon de décrypter le message de l’artiste. Où est le trouble, l’émerveillement ?

Public, Jean Dasté

Le pouvoir des fictions

« Vous brassez du vent », dit Bernard Bouvard, paysan depuis des générations, à son fils Max, devenu comédien.

Oui, nous créons des fictions, et cela n’est pas très sérieux. Comparé à son travail à lui, nous ne sommes que des plaisantins. Des falsificateurs essayant de dompter quelques récits. Mais ces dragons de papier, ces « plaisanteries » créent des idéaux qui nous font tenir ensemble : elles sont ces fictions d’aujourd’hui qui esquissent les réalités de demain. Nos fictions sont des refuges pour les petits, qui n’ont souvent que le rire et la farce pour montrer qu’ils ne sont pas dupes, et retrouver un peu de fierté. C’est ce qui est à l’œuvre dans leurs carnavals, leurs fêtes des fous, ou la Commedia dell’arte. Les fictions sont des plaisanteries qui ont le pourvoir de faire les rois, mais elles sont aussi capables de les mettre à nu et de les renverser.

Des bombes pour de faux

« Vous voulez institutionnaliser la plaisanterie, mais vous voyez bien que c’est très dangereux », diront les peureux. « La plaisanterie est une bombe à retardement. »

Oui, mais une bombe pour de faux, comme celle allumée par les provos antimonarchistes en Hollande, une bombe à fumée, qui avait pour objectif de masquer le passage du cortège royal. Ils enfumaient les puissants, une façon symbolique de les faire disparaitre. Ou les bombes poétiques des situationnistes en mai 68, qui nous proposaient de découvrir « sous les pavés, la plage ». En 1986, lors des grèves contre la réforme Devaquet, avec un copain, on proposait de repeindre Dijon en rose avec des canadairs.

La plaisanterie dérange, mais elle est comme un courant d’air salutaire dans nos ordres établis.

Tous Charlie

A la plaisanterie, seuls peut-être les démocrates répondront par l’affirmative

« Ne sommes-nous pas tous Charlie ? »

Suite aux attentats de Charlie Hebdo, dans les rassemblements, je pensais très fort au Grand Duduche de Cabu : en quoi ce personnage m’avait permis de vivre ma scolarité difficile avec plus de légèreté. Et je pensais aussi à l’affiche qu’il avait dessinée, où Font et Val, ce duo irrévérencieux, enculaient Léotard, le ministre de la Culture de l’époque.

Alors non, je n’ai pas peur, que la salle de théâtre se transforme en bal des pompiers, secouée par des rires venus du fond des âges.

« Vous avez bien ri, rentrez chez vous maintenant ».

C’est ce que nous avions fait en 2013 lorsque notre candidature à la direction du CDN de Besançon n’a pas été retenue.

« Mais alors pourquoi revenir ? » diront les curieux.

De la démocratisation culturelle à la démocratie culturelle

« Peut-être parce que je ne sais plus vraiment au service de qui est le théâtre institutionnel ?

« Mais cela n’est pas nouveau », diront les pragmatiques.

C’est vrai, cela fait un peu plus de cinquante ans que l’on tire sur l’alarme, et que le paquebot continue sa course. En 1968, Francis Jeanson, dans la déclaration de Villeurbanne, cosignée par la plupart des directeurs de structures culturelles subventionnées d’alors, parlait déjà de « non public ».

Il s’agissait de celui qui ne vient ni au théâtre, ni dans les Maisons de la Culture, celui qui ne se sent pas légitime où tout simplement pas concerné. Francis Jeanson faisait ce constat pour que les hommes de culture qui l’entouraient soient incités à prendre de la distance sur leurs pratiques et qu’ils replacent l’art dans un contexte social et politique. Il le faisait en philosophe :

« Jusqu’à ces derniers temps, la culture en France n’était guère mise en cause par les non-cultivés que sous la forme d’une indifférence dont les cultivés, à leur tour, se souciaient peu… En fait, la coupure ne cessait de s’aggraver entre les uns et les autres, entre ces exclus et nous tous qui, bon gré mal gré, devenions de jour en jour davantage complices de leur exclusion ».

Si Francis Jeanson faisait à l’époque ce constat d’échec, c’était aussi pour proposer une solution, une autre approche de la culture, qu’il appellera l’action culturelle. Pour lui, il ne s’agissait pas de faire la promotion du spectacle au travers de livrets que l’on distribue généreusement aux écoles.

 

« Il ne faut pas confondre le trimballage des œuvres devant des populations ébahies ! (…)

Tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu’il ne se proposera pas expressément d’être une entreprise de politisation : c’est-à-dire d’inventer sans relâche, à l’intention de ce non-public, des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité ».

« Et si le peuple ne vient pas ? », diront les plus sceptiques.

Si le peuple ne vient pas, alors allons vers le peuple, créons des embarcations plus légères, susceptibles d’accoster dans ces endroits oubliés, dans ces diagonales du vide. Faisons, comme l’a tenté Jacques Vingler à l’Espace Planoise de Besançon, de la ville un théâtre et du théâtre une ville.

Un théâtre qui ne prend vraiment tout son sens que lorsque viennent s’y frotter des publics différents, lorsqu’il s’adresse au plus grand nombre, parle plusieurs langues, nous rassemble au-delà de nos différences.

Sortons du muséodrame poussiéreux, de nos monologues qui ne parlent qu’aux experts. S’adresser au plus grand nombre, ce n’est pas nier son art, son intégrité d’artiste, c’est s’ouvrir des champs de création bien plus vastes, se donner des contraintes et des enjeux supplémentaires, pousser la création dans ses moindres recoins.

 

Plus qu’une plaisanterie ou un pavé dans la mare, ma candidature se veut une alternative.

N’ayant pas grandi et fait mes armes dans des lieux consacrés, et ayant vécu des expériences singulières, je propose de faire craquer les coutures des évidences, pour remettre au goût du jour d’autres valeurs, et d’autres façons de faire.

 

Les pages qui suivent ne se veulent pas être un inventaire de mon parcours. Elles tenteront d’expliciter l’esprit de mon travail, lequel tient dans des projets vécus comme des expérimentations, des tentatives de repousser les murs du théâtre pour en faire un lieu de jubilation et de liberté.

« Ah vous voyez ! je le savais il n’a aucune référence, il débarque de nulle part et il veut diriger un CDN. Vaste pitrerie ! », diront les apparatchiks.

« D’où venez-vous ? », diront les curieux.

Un héritier ?

Candidature CDN

Un renversement, des artistes au service d'eux-mêmes

Au fur à mesure des événements de 1968, les choses rentrent dans l’ordre, on connait l’histoire. De Gaulle revient de sa retraite allemande et reprend les rênes. Au fur et à mesure des événements, l’ascendant qu’avait Francis Jeanson perd petit à petit de son éclat, les directeurs de structures et les metteurs en scène retrouvent progressivement leur statut et leur équilibre initial. Il reste à faire rentrer la troupe au bercail. Les comédiens et administrateurs, livrés à eux-mêmes et prenant au pied de la lettre la déclaration de Villeurbanne, s’étaient mis à rêver à des pratiques autogestionnaires et participatives. Qu’à cela ne tienne, on revalorisera leur salaire, et on mettra un mouchoir pudique sur des revendications d’autres natures. C’est qui le patron ? – le créateur-directeur.

L’action culturelle sera prise en sandwich entre la liberté des créateurs et un désir d’accéder, après des années de travail de terrain et d’irrigation de leur territoire, à un confort et une reconnaissance sonnante et trébuchante, somme toute assez légitime. Après avoir été un peu sonnés par les événements, certains directeurs ont de plus en plus de mal à avaliser les propos de Francis Jeanson, surtout en ce qui concerne l’action culturelle. Il ne voit pas que la déclaration de Villeurbanne sans les solutions proposées est dévastatrice dans ce qu’elle induit : la démocratisation culturelle dont vous avez été les acteurs principaux est un échec. Les tenants du "créateur-directeur" s’appuient là-dessus pour remettre en question le travail accompli par les pionniers de la décentralisation et le disqualifier. Ce n’était pas le propos de Francis Jeanson, mais c’est ce qui sera effectivement mis en avant pour tourner la page. Le pouvoir du créateur, et de son excellence artistique, est légitime, même sans peuple, ou, en tout cas, sans tout le peuple. Ou, plutôt, ce n’est pas le rôle de l’artiste de le faire venir. À chacun son boulot. « Au travail ! et laissons mourir ce qui ne mérite pas d'être sauvé ! » écrit Chéreau. L'imagination au pouvoir, mais l'imagination de qui et pour qui ?

Le tournant de 1968 est donc, au niveau culturel, l’histoire d’une prise de pouvoir d’une nouvelle garde, et la vision qu'elle défendait perdure jusqu’aujourd’hui.

Le tournant de 1968, c’est le renversement d’artisans du théâtre par une génération nouvelle, plus intellectuelle, issue des universités et des grandes écoles.

"Qu'ils crèvent, les artistes"

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Jean Vilar mourra 3 ans plus tard, on dit que les événements de 68 ont précipité son départ. Jean-Louis Barrault sera remercié pour ne pas avoir voulu faire rentrer les CRS pour déloger les étudiants : « Je répondrai dans le style à la mode : serviteur oui, valet non ! ».

Jean Dasté, qui avait fait de la Comédie de Saint-Etienne l’un des lieux les plus populaires de France, laissera tomber sa structure, ce géant aux pieds d’argile, pour revenir à l'expérience qu’il avait connue dans les années 1920 en Bourgogne – accompagné de quelques masques, il se fera raconteur d'histoires.

Huber Gignoux, alors directeur du TNS, dira : « Si le théâtre populaire est une illusion, un mythe, pourrait-on dire, et son public un fantasme, il s’agit néanmoins de rechercher parmi ses leurres une vertu, celle, par exemple, d’exprimer un appel qui serait bon en soi, même s’il désigne un but insaisissable, simplement parce qu’il détermine une orientation juste des pensées et des actes. »

Jacques Fornier sera nommé au théâtre de Strasbourg, une consécration pour lui qui rêvait d’un centre dramatique. Il sera à la tête d’une des plus grosses institutions de France, un théâtre national, mais il y sera seul. Capitaine sans équipage, sans sa troupe, sans cette fraternité qui l’avait construit, au bout d’un an, il craquera et sera interné. L’institution aura eu raison de lui. Lorsque les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières. Sur les conseils de Graeme Allwright, le Bob Dylan français, Jacques partira en Inde se changer les idées. À son retour, il aura perdu sa notoriété d’artiste – qui part à la chasse perd sa place. Il se fera chauffeur de bus, guide touristique, le théâtre mène à tout. Dix ans plus tard, fort de ce qu’il aura appris à l’ashram de Pondichéry, il fonde, avec Jacques Vingler, alors conseiller technique et pédagogique Jeunesse et sport, le Centre de rencontres, un lieu au service de l’homme et de son pouvoir le plus précieux, sa créativité. Les droits culturels avant l’heure.

Francis Jeanson se trouvera en butte avec le maire de Montceau-les-Mines qui ne lui pardonne pas de s’être opposé à la politique française en Algérie. Il partira. Il prendra part à des expériences d’antipsychiatrie.

La notion de non-public qu’il portait tombera progressivement aux oubliettes, mais pas tout à fait, elle sera reprise par L’UNESCO dans les années 1970 et vivra de façon souterraine. Une fois qu’une chose a été dite, on ne peut l’empêcher de faire des rejets.

Après Villeurbanne, la pratique du théâtre, auparavant collective et fraternelle, va s'institutionnaliser, et surtout, s’individualiser. Là où la plupart des compagnies étaient des coopératives ouvrières, elle va se focaliser autour de la figure de l’artiste et de son excellence supposée. En 1969, les premières grilles SYNDEAC verrons le jour, les comédiens de théâtre bénéficieront du statut d’intermittents. Adieu la troupe, petit à petit les centres dramatiques se videront de ce qui faisait leur cœur : les comédiens. Ils bénéficieront certes d’un régime favorable, mais seront mercenarisés.

Là où Vilar se considérait comme un régisseur au service d’un texte et comme un animateur au service d’un peuple, les metteurs en scène deviendront progressivement des artistes à part entière, au service de leur seule inspiration.

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Jean Vilar

Jean Dasté

Jacques Fornier

Francis Jeanson

Le théâtre n’est plus une pratique artisanale où l’on bricole avec les moyens du bord et où tout doit rentrer dans le camion ; avec Chéreau et Planchon, le théâtre devient une pratique artistique qui réclame une dramaturgie, un décor, des images. Fini le théâtre de tréteaux de Jacques Copeau. Fini les tournées en estafette dans les villages où l’on passe plusieurs fois par an et où se nouent des relations. Pour être un artiste, il faut des semi-remorques.

Pour notre compagnie dès le début, la question qui se pose, et ce qui fait du théâtre un art particulier, c’est son caractère vivant, la force de la relation qu’un acteur entretien avec un public. Ce n’est pas la scénographie, qui bien souvent pèse de tout son poids sur les acteurs. L’aspect visuel du théâtre est d’une certaine façon disqualifiée par le cinéma, qui en un changement de plan, réactualise complétement le décor. D’ailleurs les tenants de l’artiste créateur vireront leur cuti et feront du cinéma.

Vivez vos funérailles vivant

En 2016, on commémorait les 70 ans de la décentralisation. Invités par Célie Pauthe pour faire un petit quelque chose autour de Jacques Fornier et Jacques Vingler, nous avons créé un petit impromptu, dans lequel je proposais aux deux Jacques de "vivre leurs funérailles vivants". La reine d'Angleterre assistait aux siens tous les ans, c'est peut-être ce qui explique sa longévité.

Cette cérémonie, c'était une façon de dire que souvent, lorsque l'on veut enterrer les idées, on les commémore. Mes deux maitres s'étaient prêtés au jeu avec beaucoup de malice.

L'hubris

Pour moi, il y a de l’hubris, une démesure effroyable dans ce statut de l’artiste revendiqué par Chéreau et Planchon. Et cette hubris a été entretenue par l’arrivée de la gauche en 1981. En même temps qu’on passait dans le tout culturel, Jack Lang distribuait des piédestaux : les génies, c’est fragile, il faut en prendre soin.

On aime se montrer avec l’artiste, il auréole son entourage, on se l’arrache, son génie ruisselle, on en veut quelques gouttes. Pour un artiste mis au pinacle, combien d’autres sont au RMI ?

« Tout le monde ne peut pas avoir du talent et puis, c’est la loi du marché », diront les libéraux.

Mais c’est quand même étrange lorsque c’est un marché public. Lorsque c’est l’argent de tous qui en jeu. Lorsque l’on est un artiste excellent, il suffit de chier dans une boite de conserve, pour faire œuvre. Ce qu'a d'ailleurs fait Piero Manzoni en 1961, pour montrer, comme Duchamp avec son urinoir, l’absurdité du marché de l’art et de l’excellence artistique. Il faudra cependant attendre qu’il meure pour que ses boites rentrent dans les musées. Elles valent aujourd’hui leur pesant d’or. L’artiste serait-il devenu un alchimiste qui transforme la merde en or ?

Il est temps de sortir de cette vision de l’artiste, un artiste fragile, pris dans les affres de la création. La vision d’un prophète illuminé qui nous montre les tréfonds de l’âme humaine. L’artiste infantile qui plie la réalité collective du théâtre à sa volonté et la puissance de ses fantasmes. Bien sûr, dans l’histoire des arts, il y a des artistes comme ça, Van Gogh, Baudelaire, Artaud, mais en général, ils finissent plutôt dans un asile qu’à la tête d’un centre dramatique. Comme dit Ariane Mouchkine, « nous avons tous besoin de narcissisme à condition que ce soit à dose homéopathique ».

Passer du je au jeu

Jacques Vingler disait que le théâtre, à son origine, était le lieu d’affrontement entre deux hubris, Et si on plongeait le spectateur dans le bouillonnement des passions, c’était pour mieux l’en purger.

Jacques : Tu ne voudrais pas monter Antigone ?

Moi : J’adorerais faire un truc avec Antigone.  J’aime bien ce personnage et la démesure d’une fillette me parait plus légitime que celle d’un artiste créateur. Mais toi Jacques, tu préfères pas Brecht à Aristophane ?

Jacques :  …Tu as raison, il faut passer du je au jeu, du je de l’hubris au jeu de la fraternité.

Tout est signe

« Peut-être tout n’est-il pas à jeter, ils ont tout de même emmené une réflexion dramaturgique, non négligeable, c’est important la dramaturgie, non ? » diront les pacificateurs.

« J’en conviens et nul n’y contredit ».

Jacques Vingler avec malice : « Tout est signe au théâtre, la couleur d’un costume, les accessoires. Mais ce qui fait sa force du théâtre, c’est le jeu, le jeu de l’enfant, mais aussi le jeu qu’il y a entre une porte et son chambranle, se vide fondamental qui permet à la porte de s’ouvrir. Le silence que l’acteur fait surgir entre deux phrases, entre deux mots, ce silence qui créait du trouble. Il y a le texte, mais aussi tout ce qui n'est pas dit, le sous-texte qui ouvre vers la mise en abyme des interprétations. Oui, le spectateur, c'est le créateur final.

Il y a quelque chose de fondamentalement organique dans le jeu des acteurs, et c’est la magie, tout est dans le rythme. »

 

Moi : « C’est vrai Jacques, souvent un spectacle ne prend réellement tout son sens qu’à la dixième représentation, lorsque les acteurs se sont pleinement appropriés leurs personnages. Mais tu sais, plus que les signes, ce que j’aime, c'est cette convention propre au théâtre, où il suffit de dire qu’une chose est, pour qu’elle le devienne dans l’imaginaire des spectateurs. Lorsque je mets en scène, plus que le décor, je préfère jouer sur ces conventions. Comme Brook, je trouve du charme aux espaces vides. Je repense à La Tempête montée par lui, où Ariel, le démon domestiqué de Prospero, porte sur sa tête un bateau comme une sorte de chapeau, et au rythme de ses mouvements de têtes, des acteurs sur scène sont ballotés en tous sens. Il n’y a qu’un tout petit bateau et nous comprenons que ceux qui s’agitent forment l’équipage du bateau. Nous avons besoin de davantage de petits bateaux qui peuvent aller là où les gros bateaux ne vont plus. L’excellence ne supporte pas la nudité des salles des fêtes. »

 

Jacques Vingler : Aux chiottes, l’excellence.

 

Moi : « Ils ne peuvent concevoir un spectacle sans une scénographie qui dépasse les 130.000 euros de mon chiffre d’affaires annuel, pour des spectacles qui au bout du compte tourneront peu, dans lesquels les acteurs n’auront pas le temps de donner à leur personnage leur puissance de frappe. Quel gaspillage.

 

Jacques : Que penses-tu de cette réplique dans laquelle le chœur parle de l’homme qui a soumis le monde entier à sa volonté, une belle démesure, n’est-ce pas ?

 

Moi : C’est vrai, la démesure ne date pas d’aujourd’hui, mais elle s’accélère et rien ne semble l’arrêter. 

Jacques : Qu’est-ce que tu proposes ?

 

Moi : Au-delà des cases à cocher, je pense que si l’on veut traduire la complexité du monde, nous avons besoin de sortir de nos systèmes fermés, de nos vases clos culturels qui précipitent l’entropie et la mort. Nous devons être dans un rapport plus systémique au monde, plus que la chose, nous devons imaginer les relations qu’elle entretient avec son environnement. C’est ce que je me propose de faire. Je pense que nous sommes dans une boucle de rétroaction positive qui s’emballe, et que nous manquons de boucle de rétroaction négative pour venir équilibrer le tout, ce qui provoque des engorgements et des pertes d’énergie. 

Jacques : Tu m'as perdu avec tes boucles.

Quelques modestes propositions

Moi : Nous sommes dans une sorte "d’infini saturé" comme le dit Michel Guet, un ami banaliste, et les spectacles en font partie. Les débouchés ont été multipliés, il y a bien plus de salles et de festivals qu’à ton époque, mais les spectacles, comme d'autres produits, ont augmenté de façon exponentielle, ce qui est normal étant donné que la plupart des aides accordées vont à la production : s’en suit une dissymétrie entre la demande et l’offre. Dans un écosystème naturel, les choses finiraient par s’équilibrer, si tu ne produis plus assez de nourriture, les gens meurent, et la nourriture redevient suffisante.

 

Jacques : Tu voudrais que des gens meurent ?

 

Moi : Non, je ne fais pas partie des ceux qui pensent qu’il y a trop de gens.

Dans ce monde, en même temps que l'on produit du plein, on secrète un manque toujours plus grand en termes de qualité, de valeurs, de rôles. Rares sont les lieux de rencontres ou d’échanges autres que la famille ou le travail.  Il est important de revenir à une culture, qui soit un art de vivre, fait de rencontres et d’expériences inédites, de créativité. J'aimerais continuer à inventer des espaces qui ne soient pas des lieux de distinction sociale, mais de réalisation et d’émancipation.

Je pense qu’un directeur de CDN a pour mission de créer des systèmes qui permettent à davantage d’individus de trouver leur place : aussi bien des acteurs, des compagnies que des habitants ou des associations. Je crois que ce qui fait la force d’un système, c’est la diversité des acteurs et que chacun a un rôle à jouer.

Mais il manque d’équité, il y a trop de démesure et cela créait du déséquilibre, les fameuses boucles de rétroaction négatives dont je parlais tout à l’heure. Nous devons penser en termes de rôles, de relations – pour retrouver cet équilibre. Je pense comme d’autres avant moi que nous devons créer des liens avant de créer des biens, et c’est le propos que je tiens autour de l’action culturelle. Je milite pour des « tuyaux plus larges » consacrés à cette mission dans laquelle s’inscrivent des projets de création sur des durées longues.

Nous serons ainsi moins enclins à produire, et cela aura le mérite d’ancrer des compagnies sur des territoires, au lieu d'être ballotées sur les routes, parfois à des centaines de kilomètres de chez elles, pour jouer une fois. Il y a des déperditions d’énergie.

J’aimerais poursuivre les entrées thématiques qui ont souvent été les nôtres, parce qu'elles ouvrent sur des collaborations avec d’autres pratiques, bibliothèques, universités, associations... et permettent de tisser des liens plus forts avec la ville et ses habitants. Sortons le spectacle de son vase clos pour en faire un déclencheur à d’autres formes culturelles, qui peuvent générer des rituels à l’échelle de la ville : impromptus de rue, cabarets, petites formes, lectures, documentaires, témoignages, conférences gesticulées, causeries, ateliers philosophiques... Ces formes permettraient plus de collaborations avec des artistes de la région.

On recrée de la sorte tout un écosystème créatif éducatif ouvert qui génère de la transversalité et des effets boule de neige. Lorsque Jacques Livchine et Hervée de Lafond mettent en place des « Kapouchniks » ou des « brigades de rue », c’est à la fois pour faire rayonner le théâtre hors de ses murs, mais aussi pour recréer une ambiance de troupe autour d’objets et d’interventions. Je ne veux pas une troupe permanente, mais je veux multiplier les partenariats locaux autour de ces rituels, dans les murs et hors les murs.

Plus qu’un lieu où l’on présente des spectacles, je rêve, comme d’autres avant moi, d’un lieu qui propose des expériences, des espaces de partages, un lieu de rencontres.

Comme le Théâtre de l’Unité et jacques avec l'espace planoise, je veux faire du théâtre une ville et de la ville un théâtre.

La tribu, fourmilière 2015

Photo Raphael Helle

Être de quelque part

Je suis d’ici et cela peut sonner comme le glas de mes ambitions. Ce n’est pas l’usage de prendre une candidature locale. Trop régionaliste.

Depuis trente ans, on fait tourner des directeurs créateurs dans nos institutions, une petite structure tout d’abord, et une plus importante pour les plus méritants : un jeu de chaises musicales, une sorte de méritocratie de réseau. « Trois petits tours et ils s’en vont ». Comme les préfets, les recteurs, ou les chargés DRAC, peut-être pour qu’ils ne se lient pas trop à leur environnement, pour garder la tête froide, pour ne pas créer des attachements qui les éloignent de leur mission. Peut-être qu’en puisant de la force dans le terreau local, ils finiraient par s’autonomiser.

Je revendique comme les LIP « de vivre et de travailler au pays ».

Je suis d’ici, profondément d’ici, je revendique mes attachements, mes dépendances. C’est encore une fois tomber dans l’hubris que de penser que l’on ne dépend de personne. Ne succombons pas aux illusions de la toute puissance. Ce trompe-l’œil qui, sous prétexte de nous autonomiser, nous atomise, et nous rend quand même dépendant de gens que nous ne verrons jamais.

Être d’ici, être dans ce réseau d’interconnaissances et d’interdépendances, c’est ce qui fait notre force, particulièrement dans notre région.

Nous vivons dans un territoire riche en valeurs solidaires, coopératives, mutualistes, culturelles : les fruitières, la Fraternelle (un cercle vertueux dans lequel les bénéfices d’une coopérative d’achats sont réinvestis pour le bien de tous), LIP (une expérience de lutte autogestionnaire dans laquelle des femmes ont joué un rôle important), les groupes Medvedkine, Courbet (inventeur du réalisme - courant qui mettait en lumière le peuple), Fourier (utopiste qui se servait de nos passions comme d’un moteur social et économique), les groupes Medvekines, le Centre de Rencontres, dont je suis issu.

Cet héritage est un alliage d’idéal et de pragmatisme.

Ce patrimoine ancien n’est que rarement invoqué et complètement libre de droits, alors pourquoi ne pas s’en saisir ? Il est riche en possibles et en prolongements. Pourquoi ne pas nous jucher sur les épaules de ces géants-là, nous inspirer de ces expériences pour voir plus loin. Il n’y a pas de musée dédié aux Petits Poucets philosophes franc-comtois qui ont tracé des lignes de fuite. Tant mieux, à la place, je propose de mettre en place des Utopiales. Plus qu’un festival, cette manifestation annuelle sera un lieu de partage et de réappropriation, une invitation à comprendre, et à imaginer. Une invitation à se libérer, à l’image de ce que nous avons mis en place dans les Fourmilières. Une sorte de Burning Man bisontin.

 

J’achèverai cette lettre par cette idée : je ne cherche pas un théâtre pour me reposer, pour finir ma carrière (même si elle est déjà bien avancée), mais pour poursuivre des expériences avec à la fois plus de légitimité et plus de moyens.

 

L’un de mes premiers projets en tant que directeur du Centre dramatique sera de mettre en jeu ce programme, au travers d’un jeu de rôles qui, tout en proposant de nouveaux chemins, raconterait l'histoire de la décentralisation dont il est issu. Pour tracer avec les habitants et les acteurs de ma région, les lignes d’un futur projet culturel.

 

En guise de conclusion, je souhaite évoquer cette expérience que nous avons menée en 2003 avec la Francomtoise de rue. À l’époque, nous nous étions présentés aux élections régionales – nous avions fait 2%. Notre liste s’appelait la CLEF : Culture, Liberté, Égalité, Fraternité. Une culture qui ouvrait sur nos valeurs républicaines. À travers ma candidature, je veux me servir de cette clef, pour générer d’autres fictions, dessiner d’autres paysages. Une clef des champs qui laisse le champ libre à nos imaginaires.

 

Jean-Charles Thomas

Besançon, le 12 mars 2023

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