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Mon père est mort l’année dernière.

Je tournais le Grand Écart, spectacle dans lequel il tient une bonne place.

L’impression qu’il m’accompagne, que je lui fais rencontrer des inconnus aux quatre coins du pays, dans des endroits où il n’a jamais mis les pieds, je les fais rentrer dans sa maison.

Il aurait peut-être aimé m’accompagner en vrai ?

Mouais... Il n’a jamais été très à l’aise en voyage.

Il préférait recevoir le monde chez lui. Là, il régnait. Mais à plus de trente kilomètres, il perdait toute son assurance.

Je l’avais invité avec ma mère quelques jours à Avignon quand j’y jouais Oncle

Vania. Ils étaient heureux d’être là, fiers de leur fils. Moi je m’occupais de tout, ils m’exaspéraient à être comme des enfants, perdus parce que trop loin de chez eux. Je me souviens avoir eu honte d’eux. Et maintenant, j’ai honte d’avoir eu honte.

Moi je connais toutes les gares de France, je sais où se trouvent les salons Grand Voyageur à

Rennes et à Marseille, que les toilettes sont encore gratuites à Charleville Mézières, qu’il faut monter au terminal 2F de la gare de Roissy pour pouvoir fumer. Et j’aime être assis

dans un train. Je sais que l’on n’attend rien de moi, personne ne va me demander quoi que ce soit.  Enfant j’aimais les dimanches parce que c’était le jour où j’avais le doit de ne rien faire. Ça m’est resté, j’ai du mal à ne rien faire. Alors entre le départ et l’arrivée d’un train, je me sens comme un dimanche : ma tête se repose. Un haïku du douzième siècle: "J'ai dormi tout l'après-midi et personne ne m'a puni".

 

Mon père a commencé à mourir au moment où je jouais les toutes premières représentations de ce spectacle. Je le sentais partir. J’avais souvent mes sœurs au téléphone pour essayer de gérer de loin son quotidien de plus en plus difficile, ses chutes, son départ à l’Ehpad. Je le sentais s’éloigner alors que je passais de plus en plus « d’après-représentation » à écouter les retours des spectateurs qui me disaient qu’ils étaient touchés de l’avoir rencontré, assis à la grande table de sa cuisine. 

 Dimanche dernier, après la représentation, Patrick, un spectateur, est venu me causer en s’amusant à jouer le pas content. « Alors moi j’vais au théâtre pour oublier ma vie et toi t’arrives avec un spectacle qui la raconte, ma vie ! (..) Moi quand il a fallu choisir des études, j’ai pris mécanique mais c’était pas pour réparer le moteur des autres ; non c’était pour être sûr que je pourrais réparer le mien si je tombais en panne au moment où je me casserais de la maison ». Ça a duré 20 minutes et à la fin je lui ai dit « Tu devrais l’écrire ». Au vu de sa moue dubitative, je ne suis vraiment pas certain qu’il le fasse.  J’aurais bien aimé passer deux heures à écrire avec lui le lendemain. J’adorerais filer un coup de pouce à tous ceux-là, ceux qui ont des trucs à écrire au « je » et qui n’osent pas, ceux qui me racontent leur vie à la fin, ou qui me l’envoie par mail le lendemain.

 

Ce spectacle est différent des autres à jouer. J’ai eu peur quand j’ai vu arriver les tout premiers spectateurs, au fond de la Meuse. De quel droit j’allais leur raconter ma vie pendant une heure et demie ? Je les ai harcelés de questions à la sortie. Pour me rassurer. Pour vérifier les paroles de Leiris : « c’est en poussant le particulier jusqu’au bout qu’on atteint le général ». Maintenant je prends beaucoup de plaisir à embarquer le public dans cette histoire reliant mon monde à celui de mon père. Elle les relie juste en les donnant à voir cote à cote.

 

Mon père a commencé à mourir quand s’ouvrait un nouveau chapitre de ma vie. Je

vivais loin, dans une région qui ne ressemblait à rien de ce qui avait constitué mon enfance.

Quelques terrils en guise de montagne à l’horizon, pas de sapin ni de rivière où aller passer un dimanche avec les enfants. Qu’est-ce que je faisais là ?

Et puis est arrivée cette grande maison investie à quatre familles. Une vie bien plus collective qui ferait petit à petit de ma maison le centre du monde.

Alors c’est ça le sens ? Le collectif ?

 

Je redescends dans le Jura avec Christelle.

Elle est venue décrocher une expo dans le Nord, ça tombe bien, je monte dans son camion.

600 kilomètres, on a le temps de causer comme rarement.

Je sais que c’est la dernière fois que je vais voir mon père vivant. Il n’a plus que quelques jours devant lui. Cette fois, je descends clairement pour lui dire au revoir.

Alors on parle de ça.  Le sien est mort dans l’année. C’est devenu d’actualité pour notre génération.

La discussion dérive sur nos boulots. Son expo, ses créations du moment. Et moi ?

Moi je patauge un peu. J’ai du mal à passer à autre chose après le grand écart. Comme si j’y avais tout mis.

J’aimerais le tourner pendant dix ans. Je suis en colère après cette économie du spectacle qui fait qu’il faut faire du nouveau encore et encore. Je lui dis que Jean Charles, mon comparse, est branché pour qu’on traite du collectif. Il dit qu’on a besoin d’histoires qui nous fassent y croire, qui mettent « du vent dans les voiles ».

 

Il m’a appelé un la semaine dernière pour me faire part de son illumination : « Max, comme on a envie de travailler de nouveau sur le mode autobiographique et qu’on a envie de revenir à nos marottes du collectif, ben c’est évident! On fait un spectacle sur votre habitat groupé ». Ben oui c’était

évident mais j’ai coincé. Je lui ai dit que ça me semblait trop fragile. La conversation

téléphonique a duré plusieurs semaines, il revenait avec de nouveaux arguments tous plus

convaincants les uns que les autres, je lui disais oui. Mais le lendemain je me réveillais avec

une boule au ventre, je le rappelais : « C’est ce que je vis maintenant, c’est trop proche, c’est

vrai que c’est génial, que j’ai envie de le partager mais c’est de la dentelle et c’est pour ça que c’est très beau. Si je fabrique un spectacle dessus, je vais forcément modifier les mailles et je ne veux pas, elles ne m’appartiennent pas. »

 

J’explique à Christelle qu’on cherche autour d’une idée de collectif, comment déporter le sujet, faire des circonvolutions pour peut-être y revenir. Jean Charles s’intéresse depuis longtemps à l’histoire des paysans. Il en sait bien plus que moi à ce sujet alors qu'il ne vient pas de ce monde-là. Notamment sur les histoires communes dans ce milieu individuel. Il me dit qu’il y un nouveau mouvement collectif de jeunes paysans qui se regroupent pour exploiter. Des espèces de kibboutz qui pointent le bout de leur nez pour atténuer les problèmes de ce métier que sont notamment les emprunts et le manque de temps pour la famille.

  • La ferme de ton père.

C’est Christelle qui m’a interrompu. Sans s’exclamer mais avec cette intention de l’évidence.

« La ferme de ton père. C’est ça le sujet. Elle est trop grande cette maison, vous ne savez pas quoi en faire. Vous cherchez un collectif de paysans pour reprendre la ferme de ton père. C’est peut-être ça votre sujet. La recherche de ce collectif »

 

Quand j’arrive, je remonte la pendule comtoise de la grande maison comme à chaque fois.

Puis je vais m’asseoir dans la cour et j’appelle Jean Charles.

 

Bourreau des cœurs en neuf lettres avec un S à la fin ?

« Casanova » au pluriel ne marche pas

C’est juste après qu’on ait trouvé ce mot là que le rythme de la respiration de mon père a

changé. Cela faisait quinze jours qu’on prenait le relai à son chevet avec mes deux sœurs. On savait que c’était la fin, on en était à espérer le moment du soulagement. Quand on y était à deux, on faisait passer le temps plus vite en faisant des mots croisés, son hobby comme on dit. Une façon à lui de se distinguer quelque peu de sa classe sociale pas toujours très à l’aise avec la chose écrite. Comme quand il peaufinait ses discours de maire.

« Séducteur » finit par un R

Il aurait certainement trouvé

« Infarctus » a dit ma sœur

Puis elle a enchainé : « t’as entendu ? Sa respiration a changé »

On s’est rapproché, on lui a pris les mains, on l’a rassuré, entouré, serré une dernière fois et

Il est mort. Oui je sais bien qu’on ne croirait pas à cette histoire dans un roman mais c’est comme ça que ça s’est passé.

 

C’était le 13 septembre

Ce jour-là j’ai 49 ans et 9 mois et 5 jours

Lui avait cet âge-là en janvier 1988.

Et quand il avait cet âge-là, moi j’avais 24 ans

Je fais souvent ça, repenser à mon père à mon âge. Vous le faites vous ?

En tout cas, quand il avait 50 ans, je le regardais comme un vieux alors que moi j’ai la sensation d’être tout juste sorti des doutes et des questions de l’adolescence.

Je suis assis, dans sa cuisine, devant mon café du matin.

C’est comme d’habitude mais je n’ai plus de parent.

L’air n’est pas différent

Qu’est-ce qu’on va en faire de cette maison ? 

Celle ou on a grandi et où il est né. On vit tous trop loin

Je vais dans la cour. Je compte avec mes pas. 40 mètres.

Il est enterré à 40 mètres de la chambre qui l’a vu naître. Une vie pour parcourir 40 mètres. Je n’aurais pas pu vivre comme ça.

 

Dans le train qui me ramène chez moi, je regarde les vieux. Ça m’amuse de voir comment ce regard change en fonction de mon âge qui avance. Maintenant que je suis orphelin, c’est encore différent. Quand j’avais trente ans, ils étaient une masse informe : « les vieux ». Désormais cela devient plus complexe : il y a les retraités, les septuagénaires en forme et « les vieux ». Je ne suis pas dupe, je sais bien que c’est parce que je me rapproche de leur âge que mon regard s’affine.

 

Je suis chez moi, toujours devant un café.

Je vis avec mes filles et Natalia. Vingt-cinq ans de vie commune. On a frisé la rupture plusieurs fois. On a réussi à retourner des situations où ça ne nous semblait plus trop possible. Je trouve cela passionnant la vie de couple au long cours. Je dis ça

maintenant parce qu’on est dans une période où ça va bien entre nous. Ce matin je n’étais

pas d’accord pour qu’elle emmène Dalva en voiture au conservatoire. Je voulais qu’elle y aille par ses propres moyens comme la semaine dernière. On a réussi à gérer le désaccord

sans que l’un de nous deux ait trop l’impression de perdre. On en a rediscuté en buvant un

café plus tard. On peut passer une heure à discuter de ce qu’il s’est passé en 5 secondes

entre nous, décortiquer la réaction de l’un par rapport à l’autre, chercher ce qu’il s’y cache.

Mon père n’a jamais fait cela avec ma mère. Ils ne savaient pas que c’était possible et n’en

avaient de toutes façons pas le temps

 

Mes filles ont toutes les deux des noms d’héroïne de roman

On les a choisis parce qu’on les trouvait beaux ces prénoms ; mais avec un peu de recul, c’était peut-être aussi pour se distinguer.

Comme un marqueur social ; une façon de dire : nous on lit

Une façon d’affirmer qu’on a changé de classe sociale, même si on ne gagne pas plus

d’argent que nos parents. Et que l’on vit dans un mobil-home

Mes voisins de droite vivent dans une yourte, ceux de gauche dans une grange. 

On est tous en train de réparer la même maison. C’est un habitat groupé.

4 couples, 7 enfants, 15 personnes.

 

Dalva a 14 ans, Elle doit me voir comme un vieux. Je me demande

parfois comment elle traverse cette vie « collective » que je lui impose. 

Je la regarde grandir, émerveillé. Est-ce que mes parents se sont émerveillés comme ça devant moi ? Certainement que pour ça non plus, ils n’avaient pas le temps. Je me demande ce qu’elle deviendra. J’entends parfois que les enfants ont besoin de se construire « contre » leurs parents. Je ne lui facilite pas la tâche à toujours essayer de la comprendre. Pour moi en tout cas, le « construire contre » s’est indéniablement vérifié.

 

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Ça c’était une des propositions de texte point de départ

Et en dessous, c’est la réponse par mail de Jean Charles :

 

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J’aime mieux, on sent mieux les pépites que l’on a dans la main, notre trésor fragile.

Ce petit bout de la lorgnette qui permet d’éclairer des mondes sans en avoir l’air.

On s’en rapproche à grand pas. Pour l’instant je ne vois pas encore le théâtre et ce n’est pas très grave. Je vois un récit, un livre, on feuillette les pages. Le Grand Écart est un récit, mais il y a une sorte de polyphonie, tu y causes avec ton père, ta grand-mère, Christelle, Adrien, Jacques, le public, ta mère, le psy, toi-même.

Avec qui allons-nous causer cette fois ci ?  Les mêmes ? On est dans une série. D’autres ? Tes voisins choisis ? Nos rencontres de tournée ?

Qu’elle est notre temps zéro, pourquoi on est là, qui sont ces gens devant toi ? Pour le grand Ecart tu venait présenter un film, avec cette question pourquoi tu est là.

J’aime bien la tournée et la création, comme un lieu de rencontres parfois brève, parfois plus

durable. La tournée, avec ton père et son monde qui continue à nous questionner.

Être d’ici ? d’où l’on est ? Qu’est-ce que ça veut dire se sentir de quelque part ?

Mon père à moi ne me hante pas beaucoup, j’aimerais qu’il le fasse plus souvent. J’aimerais

redonner du poids à sa vie au-delà des atavismes familiaux qu’il m’a légué dont j’essaie de

me débarrasser, sans y arriver vraiment. Le laisser me traverser de façon légère ?

C’est quoi le temps du récit ?

 

Je ne sais pas, on ne sait pas encore vers quel dispositif on va ?

Toi au milieu d’une feuille blanche ?

Quel processus ? Une enquête ? Peut-être quelque chose de moins établi.

Des questionnements qui reviennent comme des ritournelles, un jeu de la chandelle dans

lequel nos questions sont repris par d’autres que nous rencontrons au fil des tournées et de

notre processus de création. Des immersions à cheval sur la création et l’action culturelle.

 

On finissait Le grand Écart avec une lecture et la mort de ta mère.

On commence le second opus avec ton père en train de mourir

Mon père a commencé à mourir, mon père est mort et après…

Le spectacle pourrait s’appeler après lui.

On est forcément dans le sens de la vie. Le sens de sa vie, le sens de la tienne.

Quand on à 20, 30 ans, on aligne les km, on regarde devant, quand on en a 50 on regarde un

peu plus dans le rétroviseur.

C’est aussi un spectacle sur l’âge.

Les plus entreprenant accumulent les dividendes. Les plus calmes gagnent en sérénité ?

D’autres plus conservateurs répètent des formules qui ont fait leurs preuves en leur temps.

Mais nous et tous les autres ?

On a besoin des autres, on cherche des collectifs pour se sentir moins seul ? On se rend peut-être compte qu’au travers de tout ce que l’on a fait, ce qui compte pour beaucoup c’est les personnes avec qui on l’a fait.

Alors il y a cette question du collectif, le tien ? d’autres ?

Ce que j’aime chez les paysans, c’est cet individualisme teinté de solidarité. J’aimerais bien qu’on sente ça aussi. Ce qui fait notre tissu social ce sont nos dépendances, notre monde moderne les rend invisible, on ose plus demander. C’est nos dettes qui nous lient les uns aux autres, aujourd’hui on a plus que des dettes à la banque.

 A suivre.

JC

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